Jean-François Lecaillon fait l’inventaire de nombreuses années de recherche sur la mémoire de la guerre franco-allemande et interroge sur le temps long les évolutions de l’idée de Revanche.
L’ouvrage de Jean-François Lecaillon vient à la suite d’une longue série de travaux menés par l’auteur sur la guerre de 1870-1871, l’expérience vécue des civils et des soldats, puis sa portée culturelle. Ces recherches lui donnent une connaissance fine des textes portant sur le conflit, publiés à chaud ou à froid. Mais ce nouveau livre vient surtout compléter un précédent, publié en 2011, et portant sur la mémoire du conflit . Un sujet que l’auteur a voulu retravailler pour en discuter davantage les divergences et variations.
Un triptyque : souvenir, mémoire, culture
L’ouvrage adopte un rythme ternaire. J.-F. Lecaillon aborde d’abord les souvenirs des acteurs et des témoins du conflit, leur reconfiguration dans des mémoires qui unissent ou divisent, puis leur consolidation dans un héritage culturel. Il rappelle combien les souvenirs sont marqués en premier lieu, jusqu’au mi-temps de la décennie 1870, par le recueillement. Les souvenirs rédigés au fil du conflit (journaux, correspondances, carnets… l’auteur en dénombre 556) sont transmis dans le cadre intime et parfois publiés. Il les distingue des écrits rédigés postérieurement, et susceptibles de reconstructions (qu’il estime à 879) : une opposition sans doute plus floue, certains journaux ou carnets publiés n’échappant pas toujours à la réécriture. Les expériences de la guerre divergent déjà, selon leur plus ou moins grande exposition au front, selon l’origine sociale ou les actions menées : les anciens combattants sont davantage portés à mobiliser l’idée de revanche et à exorciser la défaite par des discours de justification ; d’autres sont plus marqués par le souvenir de la Commune et de la guerre civile (communards ou opposants), dont la mémoire est alors indissociable de la guerre. Même si la revanche s’impose comme une idée convenue qu’on ne saurait passer sous silence sans pour autant y adhérer pleinement, des voix refusent déjà cette perspective. Avec parfois des ambiguïtés : Victor Hugo, par exemple, fournit « autant d’arguments aux pacifistes qu’aux nationalistes », selon la formule de J.-F. Chanet. Pour certains, l’ennemi intérieur prime sur l’ennemi extérieur et la revanche est dès lors interne, par la régénération ou l’expiation à réaliser : c’est notamment cette vision que portera l’Ordre moral dans les premières années qui suivent le conflit. Alors que le souvenir s’éloigne, le recueillement cède la place à un patriotisme qui célèbre les anciens vaincus et se projette dans des revanches plus symboliques. Cette idée s’incarne particulièrement dans le groupe sculpté d’Antonin Mercié intitulé Gloria Victis (Gloire aux vaincus) et présenté lors de l’Exposition universelle de 1878. La défaite est transcendée dans une volonté de reconstruction et d’affirmation de puissance, un « revanchisme apaisé » qui trouve une de ses expressions dans l’expansion coloniale.
Sortant du témoignage, le souvenir de 1870 s’ancre dans les mémoires et devient aussi plus politique et instrumental. Bien que le recueillement soit toujours de mise, avec notamment la création en 1887 du Souvenir français, des mémoires divisées se forment et s’affrontent. La revanche n’est pas un projet qui les fait davantage converger : contrairement à ce qu’on a pu longtemps affirmer, le désir de venger la défaite n’est pas la priorité des élites politiques. C’est ce qu’attestent d’ailleurs à la fois la crise qui affecte la Ligue des Patriotes très peu de temps après sa création, et l’échec du boulangisme en 1889. Baudruche construite par les aspirations politiques très diverses, le général Revanche n’a pas en effet donné corps à ce programme politique. Comme l’écrit J.-F. Lecaillon, « la convergence des mémoires ne résiste pas à l’arithmétique politique ». Personne dans l’espace public ne songe vraiment à mener une nouvelle guerre de revanche contre l’Allemagne. La mobilisation du thème sert plutôt d’outil pour celui qui le brandit : ainsi, le Souvenir français parle de revanche pour mieux réclamer une médaille pour les vétérans de 1870. La mémoire « opportuniste » des républicains de la Belle époque se satisfait finalement de revanches symboliques, entretenant un vœu pieux qui ne se concrétise militairement, sous la forme d’un plan offensif, qu’à partir de 1913.
1914 et l’Union sacrée des mémoires réactivent le souvenir de 1870, mais pas de manière systématique : un tiers seulement des lettres et carnets de Poilus recensés par Jean Norton Cru font par exemple mention du précédent conflit. Il est bien difficile de tirer un trait continu qui expliquerait 1914 par 1871. Cependant, la Grande Guerre est bien devenue au fil du temps « la Guerre de Revanche », une dénomination qui se répand dans la presse au début de 1915. L’idée de revanche s’impose comme justification de l’engagement de la France, mais comme justification a posteriori, non comme moteur de son déclenchement. Le premier conflit mondial s’impose ensuite comme « souvenir-écran », effaçant la pertinence du souvenir de la guerre précédente. Son cinquantenaire est d’ailleurs largement escamoté par le souvenir du 4 septembre, le gouvernement cherchant à dresser une téléologie qui lierait la proclamation de la République à la victoire de 1918. La mémoire de 1870 ressurgit également en 1940, parce qu’elle est utile et efficace, notamment dans la construction d’un discours sur la trahison, bien davantage porté d’ailleurs par la Résistance que par Vichy. Après 1945, la mémoire du conflit perdure de manière souterraine et silencieuse, par une dissociation croissante, notamment avec la mémoire de la Commune. Plus qu’une guerre « oubliée », comme on l’a beaucoup écrit, 1870-1871 devient plutôt, selon l’auteur, une guerre « ignorée ». Une indifférence qu’il questionne habilement : une mémoire devant être utile au présent, quel besoin aurait-on à la raviver aujourd’hui ? Quel message le conflit peut-il nous proposer ?
L’école, un vecteur de la revanche ?
La Tâche noire d’Albert Bettanier a inscrit dans l’imaginaire collectif l’image d’une école républicaine porteuse d’un idéal revanchard. Au-delà des contenus prescriptifs et du déploiement des bataillons scolaires, depuis longtemps revus à la baisse par l’historiographie, J.-F. Lecaillon revient sur ce thème en s’interrogeant sur la réception de la Revanche dans les classes de la Belle époque. Une étude fort intéressante est ainsi menée sur les cahiers d’élèves, supports par excellence de la leçon : on y constate que la mémoire de 1870 est en réalité beaucoup moins présente que ce que l’on peut supposer. Ainsi, un tiers seulement des 293 cahiers analysés comportent une référence à 1870, tandis que l’Ancien Régime occupe une place relativement bien plus importante. À l’instar de la figure de Jeanne d’Arc, c’est le plus souvent dans le cadre de la dictée, et non dans des leçons spécifiques, que le sujet de 1870 est traité. Cela invite à s’interroger sur la capacité des enfants à s’approprier un savoir scolaire sur la guerre franco-allemande. Comme l’association classique « 1515, Marignan », l’auteur relève que l’événement peut être connu dans ses grandes lignes, sans être véritablement su et intériorisé. Un constat qui fait dire à certains, au début du XXe siècle (déjà !), que les élèves ne connaissent plus la guerre menée par leurs aïeux : « Trop d’adolescents, chez nous, ignorent presque tout de 1870. C’est un fait », écrivent ainsi Paul et Victor Margueritte dans leur histoire de la guerre publiée en 1902. Tout en restant un vecteur puissant d’émotion, la guerre franco-allemande est ainsi devenue, trois décennies après, un événement historique plus qu’une expérience vécue.
Un inventaire nécessaire
L’ouvrage de Jean-François Lecaillon n’apporte pas de nouveauté historiographique majeure : la remise en cause de la thèse classique de Claude Digeon sur une obsession française de la revanche a depuis longtemps été menée, et par l’auteur lui-même. Le fait que le souvenir de 1870 ait été un thème utile, mobilisable politiquement à des moments opportuns, sans qu’il ne porte un véritable programme de reconquête des territoires perdus, est aussi une donnée admise de longue date. Néanmoins, Jean-François Lecaillon nous livre dans cet ouvrage, au croisement des histoires politique, sociale et culturelle, un patient inventaire de sources d’une grande variété (textes publiés ou non, production artistique des Salons, images d’Épinal, monuments aux morts, cahiers scolaires…). Il nous dresse un portrait des allers-retours sinueux de(s) mémoire(s) du conflit, et de la façon dont elles se sont recomposées et affrontées au présent. Par son triptyque pertinent articulant souvenir, mémoire et culture, il permet également de comprendre comment la somme des réminiscences individuelles a pu créer du collectif, tout en se moulant dans des cultures et des savoirs hérités.