Un éclairage inédit sur l'œuvre artistique protéiforme d’Abbas Kiarostami, qui pense son cinéma « à rebours », entre fiction et réalité, répétition et dépouillement.
Voici un ouvrage bref, intense et pénétrant, à l’approche claire et originale. Ces qualités s’imposent d’emblée à travers les titres des sept parties de l’ouvrage. Hormis le premier titre, « Le cinéma tel qu’en lui-même », ils déclinent tour à tour un verbe à l’infinitif : « Expérimenter », « Jouer », « Se libérer », « Sortir du cinéma », « Réinventer », et enfin, « Penser à rebours (conclure ?) ». Les lire à la suite offre une première synthèse de l’itinéraire créatif d’Abbas Kiarostami, et donne d’emblée à comprendre la place de son œuvre dans l’histoire du cinéma. Le point d’interrogation final montre par ailleurs que les questionnements du cinéaste ont été pleinement intégrés par Caroline Renard.
Penser à rebours
Entre le court métrage Le Pain et la rue (1970) et le long métrage expérimental 24 Frames (2017), Kiarostami a signé plus de quarante films, pour lesquels il fut le plus souvent à la fois réalisateur, scénariste et monteur. Il a créé des installations, écrit des poèmes et a donné de nombreux entretiens, en Iran et ailleurs. Son œuvre, d’une considérable richesse, présente deux traits qui pourraient être contradictoires mais qui sont en fait étroitement liés : d’une part, des variations incessantes, d’autre part un tracé toujours cohérent et droit.
Cela transparaît dans la ligne elle-même dense et multiple suivie par l’autrice du livre, Caroline Renard. De Close-Up (1990), le premier film qu’elle aborde, à 24 Frames (2017), C. Renard analyse l’une après l’autre les créations de Kiarostami, ses films et ses installations, en soulignant à la fois la singularité de chaque œuvre et ses liens de continuité avec celles qui la précèdent et lui succèdent. « Penser à rebours » revient selon elle à « considérer des points de contact anachroniques entre des films éloignés (…), à repérer des modalités figuratives qui se répondent ».
L’outil méthodologique de base est bien sûr l’analyse filmique, enrichie ici ou là par diverses notions théoriques, mais ce geste premier est densifié par une vision que l’on peut appeler « territoriale », au sens où elle se déploie à la fois dans le détail et dans l’ensemble, tout au long d’une approche pluridisciplinaire, nécessaire à la saisie de l’œuvre protéiforme du cinéaste. Ce dernier a en effet inscrit dans ses créations une conscience aiguë de leur contexte historique, culturel et politique. Caroline Renard accorde ainsi une attention soutenue à la complexité de la genèse des œuvres qu’elle a choisies d’explorer.
Pour chacune, Kiarostami – relève-t-elle – a mis en place « un double questionnement (…) sur l’existence et la représentation [qui] s’élabore dans un jeu complexe entre la réalité et la fiction où la pensée évolue souvent du récit fictif vers la réalité ». Ce rapport entre fiction et réalité ne fait pas pour autant de Kiarostami un cinéaste simplement réaliste. C. Renard note deux traits à cet égard. Pour elle, « l’image est régulièrement déviée de son objet narratif » , et puis « certains [de ses] films (…) opposent à la rengaine imposée par l’ordre social et familial l’élan de la ritournelle » .
L’enfant et le cinéaste
C. Renard précise pourquoi la « ritournelle » surgit souvent dans les films de Kiarostami : elle « est du côté de l’enfant » alors que « la rengaine est un des outils du maître d’école, des parents et de la société ». Ainsi, en peu de mots elle nous présente un aspect fondamental de l’œuvre de Kiarostami : dans nombre de ses films, qu’ils soient des fictions (Le Passager, 1974) ou des documentaires (Devoirs du soir, 1989), la présence des enfants est insistante. En eux et autour d’eux se constitue « la dimension ludique » de son cinéma, même lorsque le contexte est difficile, comme celui des écoliers de Devoirs du soir en Iran ou celui des orphelins de ABC Africa en Ouganda (2001).
Plus tard, dans plusieurs films du cinéaste, on trouvera un autre personnage récurrent : un réalisateur (on y revient plus bas). Ce retour des mêmes figures fait donc système dans ses films où « le motif répété renvoie à un autre motif caché dans les plis de la répétition ». C’est pourquoi C. Renard plonge d’emblée sa réflexion dans les « ambivalences de la répétition » qui sont les sources vives des variations inépuisables générées par la pensée et la fabrique artistique de Kiarostami.
Pour les assembler dans un même territoire, C. Renard a construit sa réflexion sur une conception holistique de l’œuvre d’un cinéaste qui fut par ailleurs, scénariste, producteur, peintre, photographe, graphiste et poète. Ici réunis dans une même persona, leur ensemble est éclairé par une lumière qu’elle a voulue elle aussi « ambivalente ». Ainsi, des champs épistémologiques et artistiques autres que celui du cinéma se déploient dans son livre, faisant corps – en pensée – avec l’œuvre de Kiarostami.
On y trouve principalement des philosophes (Diderot, Kierkegaard, Nietzsche, Levinas, Foucault, Deleuze, etc.), des écrivains iraniens (Medhi Akhavan Saless, Omar Khayam et Forough Farrokhzad) ou non (Borges), des artistes très éloignés l’un de l’autre, tels Léonard de Vinci et Andy Warhol. Leurs pensées et leurs œuvres respectives baignent en toute clarté dans les objets analysés, ou bien elles les imprègnent comme autant d’échos que C. Renard s’est attachée à retrouver et à faire entendre à son tour.
Expérimentations
Un autre aspect essentiel de l’œuvre structure en profondeur l’art de Kiarostami : son goût de l’expérimentation. À cet égard, son parcours est marqué par un fait essentiel, le passage au numérique qui s’est produit entre une fiction, Le Goût de la cerise (1997) et un documentaire, ABC Africa (2001). C. Renard note que déjà, en 1999, Le vent nous emportera apparaissait « comme [son] dernier film narratif », qu’il avait une « forme plus minimaliste (…) sans doute générée par son désir d’absence de scénario ».
Le cinéaste se lance alors à la fois dans des installations et des films en vidéo, tandis que ses poèmes, inspirés par « des quatrains persans et des haïkus japonais », imprègnent certains de ses films, tels Où est la maison de mon ami ? et Le Vent nous emportera. À travers des installations, Sleepers, Ten Minutes Older, et des films-dispositifs comme Shirin, Close-up, Le Goût de la cerise, Ten, ABC Africa, C. Renard scrute les processus qui interviennent entre la pensée des œuvres et leur exécution.
Elle évoque d’abord « la réalité augmentée » de Close-up, une fiction de 1990 qui intègre de nombreux passages strictement documentaires, ou rejoués par les véritables protagonistes du fait divers. Elle continue sur « une forme réflexive » qui se perçoit dans Le Goût de la cerise, un film dans lequel le dispositif de la voiture en mouvement sert de cadre à une parabole sur le suicide.
Dans ABC Africa, le premier film numérique du cinéaste, elle aperçoit « un principe de monstration par lequel [ce film] regarde juste à côté de [son] sujet », alors que « si la place du cinéaste change avec la caméra DV, le montage reste le moment de production du sens ». En effet, pour Kiarostami, « ce que seul le cinéma est supposé pouvoir faire, la vidéo et le numérique en ont aussi les compétences ».
C. Renard conclut en ces termes son approche de l’expérimentation élargie chez Kiarostami : « La photo, la poésie, les installations ou la technologie numérique ne sont pas à l’origine d’un nouveau type d’expression filmique. Ils participent d’un mouvement de l’œuvre qui va vers une volonté de dépouillement des matières filmiques ».
Après avoir mis en lumière les bases expressives de la construction de cet édifice singulier, C. Renard en vient à cerner sa spécificité qu’elle relie à l’engagement tous azimuts de son créateur. Un premier indice en est donné à travers le fait que le cinéaste est présent à l’écran dans nombre de ses films. Cette « présence – selon C. Renard – relève (…) de trois fonctions : une fonction génétique (…), une fonction de recentrement (…), une fonction structurante (…) ». Qu’est-ce à dire ?
La réponse élaborée par l’auteure passe par l’étude rapprochée d’une installation, Sleepers (2001) qui « joue sur la prolongation infinie d’un moment de faible intensité narrative » pour questionner, comme Andy Warhol en son temps, « la destination de l’image en mouvement ». Elle observe pareillement un film, Ten (2002), qui « participe de cette période charnière dans laquelle Kiarostami travaille au renouvellement des modalités narratives des films ».
Réflexions
À la suite de ces analyses éclairantes, elle en arrive à ce qui constitue en profondeur l’identité du « cinéaste » Kiarostami, liée à trois gestes intellectuels. En premier, « penser le montage ». C. Renard convoque pour cela un film documentaire de 1989, Devoirs du soir, et une installation de 2008, Looking at Tazieh. Dans le film, Kiarostami discute avec une trentaine d’élèves. Le montage « crée un dispositif » dont le but est, selon C. Renard, de « confronter des espaces cloisonnés où les enfants font moins face au cinéaste qu’à une instance globale (…), celle du cinéma et des spectateurs ». Quant à Looking at Tazieh, une installation de « trois écrans (…) placés en triptyque, débarrassée de toute obligation narrative ou documentaire, [elle abandonne] le montage linéaire en décomposant ses matériaux dans un assemblage éclaté ».
Puis, il s’agit de « penser l’espace et le temps » : cette question est explorée à travers Forest without Leaves, une installation de 2004. Kiarostami y « recrée en trois dimensions un sous-bois artificiel » : les arbres sont « d’immenses tubes d’aluminium recouverts de photographies de troncs d’arbres [semblant ainsi] une forêt de colonnes ». C. Renard décrit minutieusement la fabrique de cette œuvre, constituée de photographies numériques. Ici, l’imagerie, « techniquement manipulée vise, en somme, les qualités du dessin qui peut lui aussi rendre compte de toutes les faces d’un objet simultanément ».
Enfin, « penser l’image » est dédié à Correspondances, un échange de « lettres vidéo » entre Kiarostami et le cinéaste espagnol Victor Erice. Entre les deux, la « question qui se pose est celle du devenir [du cinéma] mis en œuvre par les dernières technologies ».
Dans ces trois études sont abordées plusieurs questions qui hantent l’œuvre de Kiarostami : la forte présence du contexte social et politique lié au passé artistique de l’Iran, la conscience de « la place du spectateur », la fabrique de « l’artialisation du regard » et encore, « la définition de l’image aujourd’hui ».
C. Renard arrive au bout de son voyage en pays kiarostamien et elle le signifie en un mot : « réinventer ». Réinventer le cinéma comme l’ont fait en leur temps – note-t-elle – des cinéastes comme Roberto Rossellini et Alain Resnais. Elle évoque les trois derniers films de Kiarostami. D’abord, Copie conforme (2010) qui lui apparaît « comme une réponse cinématographique à l’exégèse produite par les films précédents ». Puis Like Someone in Love : ce film réalisé au Japon en 2012 donne à voir que « le désir du cinéaste tend (…) non seulement vers l'inconnu d'une autre langue, vers un ailleurs géographique, mais aussi vers un ailleurs sociologique et thématique ».
Arrive enfin 24 Frames, tourné en vidéo et comportant de nombreuses images de synthèse. C. Renard décrit le dernier plan dans lequel « une fenêtre occupe toute la largeur du cadre » alors qu’en bas de l’image un ordinateur en « occupe une portion ». Elle ajoute : « Cette ultime fenêtre est la seule qui donne à saisir à la fois le vacillement de la nuit et celui du monde du cinéma auquel l’ordinateur donne accès. (…) dans cette image composite qui ne ressemble à aucune autre (…), tout semble s’inscrire dans un perpétuel recommencement, comme une ontogenèse filmique sans fin ».
Ici, le voyage de C. Renard s’achève. Elle donne alors la parole au Walter Benjamin de l’Origine du drame baroque allemand : « l’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir ». Kiarostami lui a permis de faire l’expérience de ce tourbillon en le pensant « à rebours » (…), en soulevant « [des] trappes », et en se laissant « glisser de fond en fond ».