Ce livre examine les réponses apportées par les Belles-Lettres à l’hypothèse de l’animal-machine.

Dans ce livre, Camille Delattre-Ledig s’intéresse à l’influence qu’a eue l’analogie de l’animal-machine sur les « Belles-Lettres ». C’est en 1637, dans le Discours de la méthode, que Descartes formule cette analogie ; or, elle reçoit auprès du public mondain « un accueil très défavorable à partir de 1664 ». La réception de l’hypothèse cartésienne et la « querelle de l’âme des bêtes » à laquelle elle a donné lieu sont « contemporaine[s] de la naissance et de l’épanouissement des Belles-Lettres » ; elles constituent un point d’observation privilégié pour comprendre comment se sont définis les contours de ce que nous appelons aujourd’hui « Littérature ».

L’hypothèse de l’animal-machine

La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’hypothèse cartésienne. Il s’agit d’en montrer les fondements philosophiques et d’en éclairer le contexte. Au début du XVIIe siècle, les œuvres littéraires tiennent l’animal à bonne distance de l’homme. La pastorale, par exemple, représente une nature idéalisée, où toute trace d’une nature « sauvage » a comme disparu. La poésie galante, qui s’adresse aux animaux ou les met en scène, recourt volontiers à l’humour, comme pour désamorcer ce que la proximité entre l’homme et l’animal pourrait avoir de subversif. La présence des animaux « provoque le rire et l’amusement » ; la « gaieté » qu’ils suscitent est bien souvent la « condition de l’acceptabilité » des discours qui les mettent en scène. En ce sens, les représentations de l’animal participent de la vocation civilisatrice des Belles-Lettres : « Les animaux littéraires contribuent […] à dessiner les contours d’une société polie en marquant nettement les bornes de la communauté humaine. »

Or, c’est dans ce contexte qu’est formulée l’hypothèse de l’animal-machine. Dans le Discours de la méthode, Descartes développe une conception mécaniste du monde : la nature est régie par des lois que l’homme peut observer. Ainsi, « tous les mouvements d’un corps peuvent être expliqués par l’enchaînement d’une série de mouvements locaux ». Les lois qui régissent ces mouvements expliquent le monde physique et rendent possible la mathesis universalis, c’est-à-dire une compréhension des principes universels qui régissent la nature. Mais « l’explication mécaniste du vivant » a un caractère « étrange » pour le lecteur habitué à considérer son environnement comme une réalité matérielle. C’est pour désamorcer cette étrangeté que Descartes recourt à l’hypothèse de l’animal-machine. Il s’agit de montrer que le mécanisme ne constitue pas une approche rigide du vivant ; qu’entre les machines créées par Dieu et celles créées par les hommes, il existe une différence qui n’est pas ontologique mais repose sur « la plus ou moins grande complexité de l’agencement mécanique des corps ». En d’autres termes, les animaux se trouvent distingués des autres organismes (ils sont plus complexes) aussi bien que des hommes (puisqu’à la différence de ces derniers, ils n’ont pas d’âme).

L’analogie cartésienne vise donc à rendre le mécanisme acceptable et elle est formulée dans un contexte qui n’était pas spécialement favorable à la cause des bêtes. Le XVIIe siècle, comme le rappelle Camille Delattre-Ledig, est marqué par le « processus de civilisation » décrit par Norbert Elias. Dans la société nouvelle qui s’invente, les animaux ont la place que leur attribuent les hommes. On critique la thériophilie (amour des animaux) et la ménagerie de Versailles devient, à partir de 1662, un véritable « théâtre de la civilité ». Nul ne saurait croire, comme du temps de Montaigne, que les animaux ont une conscience parce qu’ils ont un langage. Comment comprendre, alors, que l’analogie cartésienne ait suscité une querelle ?

La « querelle de l’âme des bêtes »

C’est véritablement à partir de 1664 que la querelle dite « de l’âme des bêtes » se déploie. Cette année-là, Florent Schuyl écrit une préface pour le Traité de l’homme « qui se consacre quasi-intégralement à la question de l’âme des bêtes ». L’animal-machine devient alors « une thèse centrale de la pensée cartésienne », et le cartésianisme est vivement rejeté. De nombreux ouvrages sont publiés contre Descartes entre 1660 et 1690, et son enseignement est interdit à Paris comme dans d’autres villes françaises. On s’inquiète de la diffusion du mécanisme et de la préférence accordée par le philosophe à la « droite raison », qui risque de mettre en cause l’autorité des Écritures. On lui reproche également de s’émanciper de l’autorité d’Aristote. L’hypothèse de l’animal-machine est, dès lors, sur le devant de la scène.

Paradoxalement, en dépit des accusations dont elle est l’objet, la philosophie de Descartes « finit par s’imposer partout ». Entre 1660 et 1690, le cartésianisme s’installe progressivement dans les milieux savants et les cercles mondains. Il rencontre un écho favorable auprès du public féminin, car « les cartésiens sont particulièrement actifs dans des lieux nouvellement accessibles aux femmes, comme les cours ou conférences publiques ». Le salon de la marquise de Sablé, par exemple, devient un haut lieu du cartésianisme ; et « le salon de Mademoiselle de Scudéry accueille au moins trois cartésiennes ». Il y a alors un paradoxe puisque ce sont les femmes qui vont le plus nettement rejeter l’hypothèse de l’animal-machine. En effet, non seulement elles entretiennent « des relations affectueuses avec leurs animaux de compagnie », mais elles sont de plus en plus nombreuses à fréquenter les cours de sciences. Si le cartésianisme s’impose, et si Descartes a mis le jugement à la mode, en revanche l’analogie de l’animal-machine, qui était pourtant destinée à emporter la conviction du public, s’avère être un échec. Mais que lui reprochent les autrices et auteurs des Belles-Lettres ?

L’animal-machine, une hypothèse contre-intuitive

Si l’hypothèse cartésienne est rejetée, c’est parce que les auteurs du Grand Siècle la jugent contre-intuitive, « contraire au sens commun ». Nombre de textes dénoncent en effet la « faiblesse […] du discours philosophique en matière d’animaux ». La Fontaine, dans « Les Souris et le Chat-Huant », ironise sur « l’inanité de la proposition cartésienne » ; il la rejette explicitement dans le « Discours à Mme de La Sablière ». Madame de Sévigné et Fontenelle s’en emparent pour montrer son incongruité. Mais les auteurs ne soutiennent pas pour autant que les bêtes ont une âme ; c’est moins l’argumentation de Descartes qu’ils critiquent que son « ton péremptoire ». Transformé en automate, « l’animal ne saurait plaire », en particulier aux yeux d’un public « qui entretient des liens d’affection avec des animaux familiers ».

Dès lors, les Belles-Lettres s’attachent à montrer l’intelligence de l’animal. Camille Delattre-Ledig fait le recensement minutieux des procédés qu’elles utilisent pour offrir un contrepoint à l’hypothèse cartésienne. Elle observe, à l’échelle de la période étudiée, que les autrices et auteurs qui s’approprient le motif de la machine ne contestent pas nécessairement les principes du cartésianisme. Une illustration de ce fait est le développement de la « science nouvelle » et sa transposition dans le champ des Belles-Lettres. En effet, la « nouvelle science » – fondée, dans le sillage du cartésianisme, sur l’observation et l’expérimentation – se développe. Elle est « de plus en plus diffusée auprès d’un public profane », qui mène ses propres expérimentations. Ainsi, « les ménageries et les collections animales […] fleurissent aux XVIIe et XVIIIe siècles » : elles « permettent la multiplication des essais de description d’animaux qui ne pouvaient être observés jusqu’alors ». C’est dans ce contexte que Madeleine de Scudéry rédige l’Histoire de deux caméléons, ouvrage dans lequel elle nuance les observations faites par Claude Perrault dans sa Description anatomique. La salonnière y recourt à la première personne, suscite la curiosité du lecteur pour le changement de couleur de cet animal ; elle s’émerveille devant sa beauté, s’émeut de sa mort. Ainsi, l’engouement des Belles-Lettres « pour la nouvelle science et le naturalisme tend […] à valoriser la beauté ou la curiosité des animaux ».

Après la querelle : discours scientifique, discours poétique

La fin de l’ouvrage porte sur les écrits scientifiques du XVIIIe siècle. Que reste-t-il, au temps des Lumières, de la querelle de l’âme des bêtes ? Au début du XVIIIe siècle, les Belles-Lettres et les Sciences sont séparées sur le plan institutionnel. En effet, l’Académie royale des sciences et la future Académie des Inscriptions et Belles-Lettres sont dotées d’un règlement, respectivement en 1699 et en 1701. Une polarisation s’installe alors. Mais si « l’extension du domaine des Belles-Lettres » se réduit progressivement à partir des années 1670, les publications scientifiques prennent en charge l’ambition de plaire et d’instruire.

C’est ce que montre l’exemple du Journal des savants. Fondé en 1665, il « propose des recensements bibliographiques, fait le résumé ou la critique d’ouvrages ». Or, les articles qu’il accueille ne s’attachent pas seulement à être « vrais » : ils ont aussi pour ambition de plaire et d’être utiles. La prose savante côtoie donc d’authentiques textes littéraires, qui visent à susciter l’émerveillement. On y retrouve notamment un goût prononcé pour les listes. En outre, « quelques-uns de ces textes à la croisée des Sciences et des Belles-Lettres peuvent être écrits en vers », comme c’est le cas du poème sur Le Bombyx ou le vers à soie (1745). Ainsi, même si « l’ethos du savant » est « construit par opposition à celui de l’écrivain », les articles du Journal des savants peuvent être lus comme des espaces d’expérimentation, d’hybridation. Ils mettent ainsi en avant la beauté de la nature : « Le merveilleux de la nature est des animaux observés [y] est proclamé avec enthousiasme. » La « physico-théologie » joue alors un rôle important. Cette discipline, qui se développe au XVIIIe siècle, invite à « voir dans le merveilleux naturel l’image même de la grandeur de Dieu » et « ouvre la voie à une esthétisation de la nature  ».

Enfin, le XVIIIe siècle acte la fin de l’hypothèse cartésienne. Certes, de nombreux ouvrages sont encore consacrés à la question de l’âme des bêtes. Mais « l’hypothèse de l’animal-machine n’a plus de véritables soutiens au XVIIIe siècle » et « les auteurs des Belles-Lettres continuent à dénoncer son absurdité ». C’est pour cette raison que Louis Racine, l’un des seuls auteurs du corpus à défendre l’analogie, y voit un défi poétique à relever, une manière de « mettre son talent à l’épreuve d’une cause perdue ». Sauf chez cet auteur, les idées de Descartes sur l’âme des animaux ne subsistent plus qu’au travers de pastiches ou de mentions ironiques. L’époque est plus sensible à la cause des bêtes, comme le montre le développement du récit de « vies animales ».

Les auteurs de ces « vies », où l’animal devient le héros, pastichent volontiers les historiens antiques. Gresset, par exemple, prétend s’appuyer sur des documents historiques pour écrire l’histoire du perroquet Vairvert ; mais il « oublie souvent la vie du perroquet imaginaire […] pour offrir au lecteur celle des nonnes qui le gardent ». Ils commentent aussi avec humour la légèreté de leur érudition. Moncrif, qui compose un recueil hétéroclite sur Les Chats, concède par exemple qu’il a acquis en une nuit les connaissances nécessaires à l’élaboration de son ouvrage. Il y a alors un paradoxe : ces textes peuvent avoir une visée satirique, « dénoncer une pratique de l’Histoire qui confine à l’ethnocentrisme », comme le fait Moncrif en rappelant l’importance des chats dans l’Égypte ancienne ; mais, dans le même temps, ils portent un intérêt authentique aux animaux : ils témoignent en cela d’une « nouvelle sensibilité qui se développe à l’égard des bêtes ».

L’ouvrage, d’une grande précision, se situe au croisement de l’histoire des idées et de la stylistique. Les commentaires de textes y sont nombreux. Comme le corpus exploré par l’autrice est relativement inédit, la lecture de L’Animal-machine dans les Belles-Lettres sera peut-être difficile pour un lecteur non spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles ; mais, à la fin de chaque chapitre, l’autrice récapitule avec une grande clarté les enjeux de sa réflexion. On prend plaisir à découvrir des textes méconnus : une élégie de Malleville sur les abeilles, la fable du singe et du dauphin, Le Chat d’Espagne ou l’Histoire de deux caméléons.