À travers dix essais pénétrants, F. Spandri éclaire le rôle structurant de l’argent dans la fiction balzacienne, jusqu’à en faire un personnage à part entière.
Balzac écrit après la Révolution française, dans un contexte de profondes mutations politiques, sociales, économiques et religieuses. Au cœur de ces transformations, parfois longtemps restées inaperçues de ses contemporains, l’auteur de La Comédie humaine repère et met en lumière un axiome encore relativement implicite dans la société nouvelle : ce qui compte désormais, ce qui possède véritablement de la valeur, c’est l’argent. Le grand bouleversement n’est peut-être pas tant dans le fait que la quête du profit se soit peu à peu trouvée légitimée d’un point de vue moral et religieux, mais plutôt dans le fait que l’ensemble des relations humaines est désormais déterminé par la logique de l’intérêt.
Francesco Spandri montre comment l’argent, devenu central dans la vie et les représentations du XIXe siècle, prend des formes multiples, constitue l’objet de diverses études et devient, d’une certaine manière, le véritable personnage principal de l’univers romanesque balzacien. Comme l’écrit Spandri : « Avec Balzac, la réalité de la chose financière se voit propulsée au rang d’objet privilégié de la mimesis romanesque ; elle devient le point de vue décisif sur le monde, le fil permettant de tisser l’écriture de la fiction et la condition même de son existence. » L’ouvrage de Spandri analyse, à partir de différentes perspectives, l’importance de l’argent à diverses échelles — dans la sphère privée (comme dans La Cousine Bette) ou à l’échelle de l’économie politique —, sous des formes variées, et en fonction de ce qu’il exprime ou symbolise : peur du manque, avarice, puissance, anomie.
La Révolution et la terre
Francesco Spandri souligne que Balzac, dans La Comédie humaine, accorde une importance plus grande au concept de richesse, hérité de l’âge classique, qu’à celui de production, pourtant caractéristique de son époque. Le rapport qu’un personnage entretient à l’argent, les conditions sociales dans lesquelles il est né, vit et souhaite s’élever, revêtent une importance capitale. Balzac exprime une méfiance profonde envers un monde dominé par l’individualisme, qui triomphe désormais au moyen de l’argent — un diagnostic pour lequel il sera admiré par Marx.
Le monde romanesque balzacien semble polarisé par les tentatives de divers personnages d’accéder à la richesse et de faire fortune. Or, comme l’analyse Spandri, la richesse se divise en deux « hémisphères qui communiquent entre eux » : d’un côté, la terre, fondée sur des éléments matériels et physiques ; de l’autre, l’argent, entité immatérielle, constituée de symboles et de signes. La richesse apparaît ainsi comme protéiforme, pouvant être visée à travers des stratégies financières distinctes. L’auteur illustre cette exigence rationnelle par l’exemple de Célestine Rabourdin, dans Les Employés, qui place de manière raisonnable « en terres » le reliquat de sa dot, tandis que son père s’adonne à une spéculation hasardeuse qui le ruine et le conduit à la mort. Cet exemple permet de considérer, selon Spandri, que « la propriété foncière est préférable aux opérations de bourse, qu’il y a des richesses à éviter et d’autres à approcher ». La terre est un bien concret, existant « en quantité fixe », certes lent à liquider, mais dont la possession demeure « assurée » contre toute sorte d'usurpation de propriété. À l’inverse, l’argent est un bien fongible, potentiellement illimité, mais qui se dissipe facilement au fil de sa circulation, dans un processus d’échanges incessants, dont la rente devient l’un des nouveaux modèles au XIXe siècle.
La Révolution française a rendu le sol plus visible, plus cessible et plus accessible : mis sur le marché, il peut faire l’objet d’un commerce et devient une marchandise, selon le terme de Marx. Cela étend considérablement le domaine où l’argent exerce son emprise. La bourgeoisie s’enrichit ainsi, comme dans Le Curé de village, en revendant avec profit des parcelles de grands domaines à des paysans. La figure de l’usurier rural — tel Rogron Père dans Pierrette, ou Jean-Jacques Rouget dans La Rabouilleuse — met en évidence, selon Spandri, « la perméabilité du sol à la dynamique de l’échange, la porosité qui concerne la zone de contact entre richesse naturelle et richesse monétaire ». Deux modèles de richesse, celle des propriétés foncières et celle des capitaux, l’ancienne et la nouvelle, se confrontent. C’est là l’un des marqueurs de la nouveauté balzacienne — et la cause de l’égarement de ceux qui n’ont pas su prendre la mesure des transformations survenues dans l’économie et la société de la France postrévolutionnaire, dont Le Cabinet des Antiques, dans sa dédicace, évoque « la longue et vaste histoire des mœurs françaises au XIXe siècle ». Avec la loi du milliard, censée sous Charles X indemniser les émigrés spoliés de leurs biens devenus biens nationaux, la noblesse s’éloigne de la terre : elle investit alors autrement ses ressources, participant à son tour à la course au profit. Face à la rente, la terre perd de sa valeur.
Spandri met au jour une distinction éthique centrale dans l’œuvre de Balzac : d’un côté, la possession de la terre a pour conséquence des obligations et des soucis ; de l’autre, la détention de monnaie rend possible toutes sortes de jouissances. L’auteur illustre le bienfondé de cette thèse par le personnage de Louise de Chaulieu dans Mémoires de deux jeunes mariées, qu’il considère comme « l’emblème de cette nouvelle forme d’affranchissement par la monnaie ». Devenue veuve, Louise, issue de la haute aristocratie, épouse en effet un poète endetté, plus jeune qu'elle, après avoir vendu ses propriétés pour investir en rente. Pour l’auteur, « ce choix prouve deux choses : que l’État paie mieux que la terre, et que le trois pour cent ouvre le sentiment du possible ». De même, César Birotteau rêve de devenir millionnaire en se lançant dans la spéculation immobilière. Tous deux tentent de transformer leur destin en changeant la nature de leur fortune.
Ce que La Comédie humaine donne à voir, ce sont les conséquences du transfert de la propriété foncière, provoqué par la Révolution, au profit de la bourgeoisie. Spandri en distingue trois principales : d’abord, la terre libérée de la féodalité, vendue aux acquéreurs de biens nationaux (dont le paradigme serait sans doute Eugénie Grandet) ; ensuite, la terre divisée en petits lots qui illustre le morcellement de la grande propriété (qu’illustre admirablement Les Paysans) ; enfin, la terre figée dans un temps ancestral, marquée par des résonances féodales (par exemple, le domaine de la famille du Guénic dans Béatrix).
Balzac critique vivement les effets de la Révolution française, qu’il rend responsable de l’émiettement de la grande propriété nobiliaire. Selon Spandri, l’auteur estime que « la classe bourgeoise a eu la chance de réaliser ses appétits historiques d’acquisition foncière, tandis que les masses paysannes n’ont pas su tirer profit de l’abolition de la féodalité ». Les terres revendues à des paysans égoïstes – au profit d’une bourgeoisie seule en mesure d’acquérir des biens nationaux – sont l’expression d’une profonde irrationalité, portée par l’imaginaire dévorant de leur passion pour la terre. Balzac rend les paysans responsables de ce qu’il appelle le « malheur de l’excessive division des propriétés », au nom du principe d’égalité. Ce malheur réside dans la taille de ces propriétés, devenues trop petites pour être économiquement viables, car systématiquement divisées entre tous les héritiers depuis l’application du Code civil. Une telle évolution représente, aux yeux de Balzac, un « non-sens », une forme aiguë d’irrationalité qu’il stigmatise, comme si les paysans, animés par une idéologie égalitaire, se condamnaient eux-mêmes à la ruine en luttant pour des parcelles trop ténues pour être rentabilisées. Le roman Les Paysans devient de ce point de vue un manifeste contre l’absurdité de la théorie démocratique, dans lequel Balzac décrit les illusions sociales et l’imaginaire égalitaire d’une classe qu’il juge irrationnelle. C’est pourquoi les paysans y sont représentés sans douceur ni aménité – alors même qu'ils sont dépeints de manière plus positive et bienveillante dans des œuvres plus anciennes comme Le Médecin de campagne, Le Curé de village ou Le Lys dans la vallée.
Une histoire de comptes
À une époque où se développe la statistique, Balzac s’en méfie, la qualifiant de « froide science », mais en reconnaît l’utilité. Il émaille ses romans de chiffres, comme s’ils étaient devenus indispensables pour rendre compte du développement du monde capitaliste, pour mesurer aussi bien la valeur marchande que morale des personnages. Comme l'analyse Spandri, « chacun des héros balzaciens peut être considéré comme étant à l'intersection de l'unique et du mesurable, du singulier et du comptabilisable, de l'original et du chiffrable. Si aux yeux du statisticien un homme "devient un chiffre", aux yeux du romancier les chiffres deviennent un mode de connaissance d'un homme ».
Dès 1830, Balzac met en garde le lecteur contre l'avidité humaine qui menace la création intellectuelle. Le même constat se retrouve dans L'Illustre Gaudissart : le narrateur interprète le changement d'activité du protagoniste (qui passe de vendeur de chapeaux à vendeur d'assurances et d'abonnements de journaux) comme le symptôme d'une mutation plus générale de la société – depuis 1830, ironise-t-il, les idées « se cotent, se récoltent, s’importent, se portent, se vendent, se réalisent et rapportent ». Et rien ne semble empêcher qu'elles deviennent un jour des « valeurs » cotées en Bourse. Deux phénomènes importants doivent à cet égard être mis en avant : l'apparition du livre comme objet de profit et la transformation de l'écrivain en travailleur indépendant. Privé de mécène, ce dernier doit composer avec les contraintes de la presse et sa logique de production, d'une part, et la variabilité du marché, d'autre part. Son face-à-face avec un public anonyme lui impose désormais de vivre avec une seule idée dans la tête : la rémunération. Spandri observe qu'une opposition structurante traverse les romans balzaciens : l’artiste et le bourgeois. Dans La Maison du Chat-qui-pelote, par exemple, deux personnages contrastent fortement : le père Guillaume, marchand-drapier parisien qui fait l'apologie du commerce et le baron Théodore de Sommervieux, jeune peintre brillant qui fait mourir de chagrin sa fille Augustine. De manière analogue, le prologue de La Fille aux yeux d’or présente « l'argent et l'art » comme deux mondes difficilement conciliables et César Birotteau souligne que l'hostilité entre les deux camps est réciproque. La même polarisation se dessine autour du couple épicier/artiste : on lit ainsi dans la Rabouilleuse, que leurs « vocations » sont diamétralement opposées, l'épicier étant entraîné vers son commerce « par une force attractive égale à la force de répulsion qui en éloigne les artistes ». Pour autant, Balzac ne renonce pas à sa propre ambition esthétique : il caresse l’espoir de s’enrichir grâce à ses livres. Il récuse ainsi l’idéalisme qui sévit depuis l’Antiquité et défend l’idée que l’œuvre appartient à son auteur, et qu’à ce titre, elle « peut donc être mise sur le marché, à l'instar des autres biens », comme le résume l'auteur.
Spandri met également en lumière le fait que, dans le monde romanesque balzacien, l’argent accumulé par certains trouve son pendant naturel et nécessaire — en raison même de la logique de circulation inhérente à l’argent — dans sa dissipation. Ainsi, dans La Cousine Bette, on rencontre le personnage de Crevel, dont le credo repose sur l’idée qu’il est nécessaire, pour s’enrichir, de se contraindre, de réprimer toute sensibilité afin de se consacrer au capital pour lui-même ; il retient donc sa propension naturelle à dépenser pour le plaisir. À l’opposé, le personnage d'Hector se dissipe sans réserve et se livre à la débauche, comme si celle-ci ne pouvait être pleinement goûtée que dans la dépense immodérée. L’épargne et la débauche forment donc deux pôles que rien ne vient modérer ou limiter. Or, l’amour de l’argent est précisément la passion que le romancier moraliste scrute avec le plus de minutie. Cela se manifeste notamment par la justesse de ses portraits d’usuriers et de banquiers. Spandri analyse en particulier la figure de Gobseck, dont « l’image est dotée de connotations symboliques reliées à la sphère de l’inorganique » : une figure « de bronze », une voix et un regard métalliques, des gestes qui renforcent encore sa « ressemblance avec le marbre ». Certaines formules, telles que « homme-billet » ou « homme qui s’était fait or », suggèrent une nature hybride, où le monétaire et l’humain en viennent à se confondre. Enfin, l’auteur souligne que « l’usurier balzacien se sert de l’argent surtout comme d’un pur moyen pour plier l’autre à sa volonté. À travers l’outil financier, c’est un “fantasme de maîtrise” qui s’exprime ».
Enfin, Spandri compare la manière dont Stendhal met en avant l’étendue du pouvoir exercé par la banque — notamment dans Lucien Leuwen — à celle dont Balzac s’attache à expliquer, de façon souvent technique, les mécanismes précis de la conquête du pouvoir par l’enrichissement bancaire. Chez ce dernier, l’accent est mis sur l’histoire de l’origine des fortunes, les stratégies déployées par les banquiers pour s’imposer — au premier rang desquels Nucingen, figure emblématique de La Maison Nucingen.
Cet ouvrage, riche d’enseignements, éclaire de manière lumineuse le monde romanesque balzacien, miroir complexe d’un XIXe siècle dont nous sommes encore, à certains égards, si proches.