Tim Ingold critique notre vision linéaire des générations et propose une écologie du lien, fondée sur la collaboration, la filiation et l’attention au vivant, pour penser un avenir vraiment humain.

Tim Ingold est professeur émérite d’anthropologie sociale à l'université d'Aberdeen (Écosse). Dans son ouvrage Le Passé à venir. Repenser l’idée de génération, il s'en prend à notre manière de concevoir les générations comme de simples cohortes successives, destinées à se remplacer les unes les autres, une vision qui expliquerait en partie nos difficultés à affronter l'avenir.

Dans un ouvrage antérieur, intitulé « Une brève histoire des lignes » (Zones sensibles, 2011), il fournissait déjà le fil conducteur de sa vision : orientée selon la « ligne droite » du progrès, la modernité produit des ruptures destructrices dans notre rapport au monde et à l’espace. Ce fil conducteur se prolonge ici : au modèle d’un temps linéaire et segmenté, il oppose l'image de la corde, dont les brins sont tissés, entrelacés.

La génération comme processus de vie

Spontanément, nous imaginons l'histoire des générations comme des couches s'empilant les unes sur les autres, chaque génération étant amenée à prendre les commandes du présent après avoir évincé celle qui la précède et avant d'être à son tour supplantée. Contre cette manière moderne de concevoir les générations, Ingold propose de revenir à une idée plus ancienne, selon laquelle « la vie se forge dans la collaboration des générations qui se chevauchent ». Il recourt pour cela à l'image d'une corde, dont les brins s'enroulent les uns avec les autres dans un double mouvement de torsion, permettant à cette corde de s'allonger indéfiniment tout en assurant sa solidité. Métaphoriquement, chaque brin peut être comparé à une vie, toutes les vies s'enroulant les unes autour des autres pour assurer une cohésion familiale et sociale et un équilibre aussi harmonieux que possible, entre friction et tension.

Le processus de génération, au singulier, désigne « un engendrement de la vie, non seulement au moment de la conception ou de la naissance, mais également à chaque instant de l’existence ». Vivre, dans cette perspective, c’est ce que nous faisons — ou subissons — en nous générant activement, nous-mêmes et les uns les autres. Mais parler de « générations », au pluriel, revient à considérer des blocs unitaires comme autant de « tranches coupées » dans le processus continu de la vie. De ce point de vue, les générations se succèdent sans véritable continuité, chaque cohorte remplaçant la précédente. Ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce n’est plus la vie elle-même, mais un simple ensemble de ressources matérielles ou d’informations (génétiques ou culturelles) utiles à la vie. Un tel héritage n’est plus qu’une « boîte à outils » qui attend d'être mise en activité — à la manière d'un apprenti qui s’initie à un métier aux côtés du maître, en mêlant imitation et émulation.

Or, les compétences ne sont pas héréditaires : elles ne peuvent être produites et reproduites que par la collaboration entre générations. L'auteur prend l'exemple des environnements modifiés : ce qui permet à l’exploitation agricole de perdurer comme milieu habitable et productif, ce n’est pas l’héritage d’un patrimoine figé, mais la continuité du travail agricole lui-même. Ni les savoir-faire de la vie, ni les environnements productifs ne s’héritent : ils perdurent. Là où l’héritage interrompt le cycle vital en le découpant génération par génération, la perdurance active au contraire un processus continu, rendu possible par le chevauchement des générations. Ingold évoque ici la notion d’élan vital, empruntée à Bergson, selon qui tout organisme individuel « est un simple bourgeon qui a poussé sur le corps combiné de ses deux parents en attendant de grandir ».

Repenser l'avenir

Aux yeux de ce que l'auteur appelle la « Génération Maintenant », l’avenir apparaît moins comme un chemin à tracer que comme un problème à résoudre — par la technologie et la surexploitation des ressources naturelles. La modernité tourne ainsi le dos au passé, perçu comme pavé d'erreurs, et se positionne comme seule gardienne du futur. Pourtant, les solutions d’aujourd’hui deviendront les erreurs de demain et leurs effets laisseront des traces durables.

Tim Ingold illustre cette succession en trois phases par une courbe en cloche : la première phase correspond à la jeunesse, temps de formation et d’ouverture au monde ; la deuxième à l’âge intermédiaire, où la capacité d’agir est à son apogée ; et la troisième au déclin, lorsque les forces s’amenuisent en même temps que les connaissances s’estompent. Dans ce modèle, chaque génération occupe sa propre tranche temporelle, séparée des autres. Pourtant, dans d’autres temps ou dans d’autres sociétés, jeunes et vieux ont travaillé ensemble. La sagesse des aînés n’était pas rejetée dans un passé révolu, pas plus que la jeunesse n’était considérée comme un simple réceptacle sans connaissance.

Conserver une tradition, c’est un « processus d'aspiration » et d'appartenance commune au passé. Cheminer et se souvenir relèvent d’un même mouvement et vont paradoxalement dans le même sens. « Il n’y a pas de devenir sans venir, pas d’appartenance sans aspiration. » À l'inverse, la « Génération Maintenant » s’active à construire, dans sa perspective progressiste pleine d'illusions et de naïves certitudes, des projets éducatifs, scientifiques ou environnementaux, tout en reléguant ses prédécesseurs au rang d’archives. Mais cette course en avant est vouée à la catastrophe.

Ingold nous invite à adopter une autre posture. Pourrions-nous par exemple imaginer une société dans laquelle les jeunes et les personnes âgées, actuellement exclus des processus décisionnels qui donnent au monde son orientation politique, seraient de nouveau en mesure de collaborer pour construire une vie collective ? Plutôt que de nous enfermer dans l'idée d'une « incertitude » généralisée concernant l'avenir, ne pourrions-nous pas ouvrir des « possibles », réapprendre à faire attention au monde, en « s'exposant » sans rien tenir pour acquis ? La science elle-même se révèle impuissante face aux crises qui nous menacent, laissant le champ libre à des récits complotistes annonçant la fin des espèces ou un « grand remplacement », ou bien à des visions transhumanistes qui appellent à dépasser les limites de l’humain. Pourtant, l’histoire montre que toutes les tentatives d’imposer la suprématie d’un type ou d’une couleur ont fini par céder devant l’exigence, vitale, de cohabiter et de faire ensemble.

L'auteur propose en quelque sorte une « théorie de la vie » où le passé serait à venir. Pour ceux qui acceptent de suivre les traces de leurs prédécesseurs, l’avenir réside dans l'« humaner » — une manière d’être au monde, profondément anthropomorphique, qui nous recentre dans un monde plus qu’humain. De là, il devient possible de renégocier nos liens à la terre et à ses habitants sur la base de la responsabilité et de l’attention à l'autre. Dans cette perspective, les gestes simples du quotidien — prendre soin de sa famille, de sa maison, de ses champs, des plantes, des animaux, des objets, des paysages — retrouvent toute leur valeur. Plutôt que d’être reléguées au second plan, derrière les logiques de gestion rationalisée des ressources, ces pratiques de soin sont reconnues comme des activités de soutien à la vie.

Dans ce retournement vers l'humain, l’éducation joue un rôle essentiel : elle est le moyen par lequel une société produit son avenir. C’est pourquoi Ingold insiste sur ce que pourrait devenir l’éducation si elle cessait d’opposer deux générations. Au lieu d’enseigner en face à face avec la génération suivante, dans une posture d’instruction magistrale, il s’agirait de se tourner vers ceux qui nous ont précédés, dans une forme de compagnonnage. Dans une pédagogie non académique, l'enseignant regarderait dans la même direction que ses élèves, dans un dialogue permanent avec le monde, les aidant à orienter leur attention vers les choses et les êtres. Dans ce cadre, l’éducation devient le lieu d’un dialogue vivant, fondé sur la réciprocité. Jeunes et moins jeunes peuvent ainsi se retrouver, et faire de leur collaboration une force de transformation commune, au service du bien commun.

Malgré les apparences, ce que propose Tim Ingold n’a rien d’un retour nostalgique vers un passé idéalisé. Il ne s’agit pas de régresser, mais de se « réaligner » : si l’Anthropocène est un champ de ruines, la vie qui va lui succéder doit s’en détourner, pour retrouver les chemins de nos prédécesseurs. Cela suppose de réapprendre à accompagner notre environnement, comme le faisaient les générations passées ou comme le font encore certaines espèces vivantes. Plutôt que de parler d’héritage ou de générations, il convient de penser en termes de filiation, engendrement, parenté et descendance.

Partisan d’une «  écologie du sensible  » et d’une « attention émerveillée » envers l’élan du vivant, Ingold esquisse une manière optimiste et originale — parfois déroutante — de rompre avec l’enfermement présentiste de notre époque et de la « Génération Maintenant ». Il invite à une réinscription dans la longue durée de l’histoire, seule à même d’ouvrir un avenir véritablement humain et durable.