L'IA colonise les pratiques d'éducation et ses enjeux dépassent désormais le combat contre la fraude. Une solution consiste à l'intégrer à nos pratiques d'enseignement. Mais comment ?
La massification du recours des élèves à l’IA oblige l’Éducation nationale à s’emparer de la question. En témoigne l’organisation, début 2025, d’une consultation auprès de la communauté éducative, le projet d’élaboration d’une IA souveraine et la création d’un parcours de formation pour les élèves.
C’est dans ce contexte qu’est paru, en février 2025, l’ouvrage de Mickaël Bertrand, J’enseigne avec l’IA, aux éditions Vuibert. Le livre se présente comme une série de fiches pédagogiques qui abordent en deux parties les usages possibles par les enseignants et les élèves de différents outils d’IA générative. Mais répond-il à la question de ce qu’enseigner avec l’IA veut dire ?
Un inventaire des ressources offertes par l’IA générative aux enseignants
Destiné à appuyer la pratique professionnelle, l’ouvrage introduit une vision pragmatique de l’IA sans s’encombrer de développements théoriques. Dans la mesure où 80% des élèves (un chiffre dont l’auteur n’indique pas la source) l’utilisent, les enseignants ne peuvent se permettre de continuer à l’éviter.
L’IA est ainsi présentée à la fois comme un assistant d’apprentissage pour les élèves et une ressource précieuse pour les enseignants. Ces derniers doivent en effet gérer l’injonction croissante à la prise en compte des difficultés individuelles des élèves, à l’insertion de leur action dans une démarche de coéducation et une multiplication des tâches administratives.
L’ouvrage peut alors être lu comme un catalogue de recettes destinées à accompagner l’appropriation de l’lA par les uns dans leurs tâches d’enseignement et les autres dans leur travail d’apprentissage. De ce point de vue, c’est une véritable mine d’informations et de conseils pratiques. On y trouve en effet un inventaire d’à peu près tout ce qu’il est possible de faire, de la construction d’une séquence pédagogique, à la création d’activités, individuelles et de groupe. Les dispositifs abordés vont du débat à l’escape game en passant par le jeu de rôles. Partenaire administratif, l’IA est également ici mobilisée dans la rédaction d’écrits à destination des parents, des collègues et dans la préparation des rendez-vous de carrière. Côté élève, l’auteur propose des fiches pour utiliser l’IA pour comprendre, apprendre et mémoriser, débattre, préparer un oral, améliorer ses compétences en langue ou réussir un entretien d’embauche.
Pour chaque usage, on trouve une variété d’outils, disponibles gratuitement ou non. Des exemples de mise en œuvre sont proposés sous forme de ressources complémentaires accessibles par QR code. Mais la plus-value de l’ouvrage réside probablement dans les prompts que l’auteur fournit pour chaque type d’utilisation. Ces derniers incluent la contextualisation de la tâche (« agis en tant que professeur expérimenté en [discipline] »), sa définition (un ensemble d’instructions) et son déploiement (l’enchaînement des étapes de son implémentation). Extrêmement sophistiqués — certains excédant deux pages —, ils sont conçus pour être repris tels quels et adaptés au contenu souhaité. On trouve même une série de conseils et de renvois à des tutoriels pour configurer un chatbot personnalisé pour les élèves.
L’IA pour affronter les enjeux de l’inclusion au moyen d’une pédagogie active
L’adaptation à la diversité des élèves est en effet le maître-mot de l’ouvrage, qui promeut une pédagogie inclusive appuyée sur la différenciation et la conception universelle des apprentissages .
La mobilisation de l’intelligence artificielle générative se fait ainsi au service d’une pédagogie active dans laquelle la participation des élèves est obtenue au moyen de la mobilisation de la créativité des individus et de leur coopération dans des activités d’analyse et de résolution de problèmes. Dans l’accomplissement des tâches, les enseignants sont invités à mettre en œuvre une démarche d’enseignement explicite dans laquelle les élèves savent ce qu’ils font (quel problème ils résolvent et comment) et pourquoi ils décident de procéder de telle manière.
La grande qualité de l’ouvrage est sans doute de répondre à une réelle angoisse sociétale, portée par des fantasmes anciens de remplacement de l’agentivité humaine par la machine. L’auteur insiste sur la nécessité de donner à l’IA sa juste place d’assistante de la décision et de l’activité humaines tout en neutralisant l’éternel questionnement sur la triche et le plagiat. Il promeut en effet un déplacement du curseur évaluatif du produit final (le traditionnel travail rendu par l’élève) vers les multiples tâches cognitives, aussi variées que complexes, qui interviennent dans la construction des apprentissages.
Si ce n’était sa maîtrise experte des ressources de l’IA générative, on pourrait prendre l’ouvrage pour un simple prétexte de promotion des pédagogies actives. En effet, l’ensemble des dispositifs d’apprentissage abordés s’appuient sur la mobilisation complexe de moyens et de ressources que l’apprenant combine en réponse à des problèmes qui lui sont posés.
Cet accent mis sur l’activité de l’apprenant et sa créativité souligne également l’un des effets majeurs des technologies numériques de l’information en réseau sur l’enseignement. La légitimité qui entourait l’auteur et l’autorité institutionnelle et scientifique tend à s’effacer au profit de la création collaborative et, de manière croissante, assistée. Tout en rejetant toute illusion de l’instantanéité de la création des savoirs, l’auteur défend la seule forme de pédagogie qui reste possible lorsque la machine propose des contenus culturels tellement sophistiqués que le public n’est plus capable de faire la différence entre le vrai et le faux.
L’ouvrage, de ce point de vue, interroge, en contexte de crise de la production des savoirs, la capacité de l’école à continuer à apprendre aux élèves à cultiver l’effort intellectuel tout en tenant compte de l’injonction institutionnelle et sociétale à prendre en compte le rythme de chacun.
L’IA au service du travail impossible des enseignants
Un autre apport central est de révéler en creux toute la complexité du travail d’ingénierie invisible des savoirs accompli par les enseignants pour conjuguer savoir, savoir-faire, ressources et dispositifs de mise en œuvre.
La sophistication des démarches proposées est également une belle illustration de la virtuosité que réclame l’injonction de différenciation pédagogique dans un contexte d’individualisation croissante de l’institution depuis les années 2000. On a même parfois la pénible impression qu’à des enseignants écrasés par l’ampleur de la tâche, il ne resterait que l’automatisation et la standardisation différenciée de leurs cours au moyen de l’IA pour s’adapter aux besoins de chaque élève.
À cela près que les ressources proposées dans l’ouvrage ne sont pas toujours gratuites ou mises à disposition par l’institution, ce qui est en soi un rappel de la nécessité pour les pouvoirs publics de prendre en charge la définition des cadres économiques, éthiques et légaux. Par ailleurs, la maîtrise de toutes ces solutions techniques nécessite une formation — souvent une auto-formation, en réalité — qui se révèle très chronophage.
L’IA comme substitut à une démarche réflexive d’enseignement et d’apprentissage ?
Les impossibilités du travail enseignant que nous venons d’évoquer expliquent peut-être pourquoi, dans l’ouvrage, l’IA est au service d’une démarche qui se concentre davantage sur les dimensions proprement cognitives des processus d’apprentissage que sur la construction du rapport de l’apprenant aux tâches et aux contenus.
L’accent mis sur la motivation, l’importance de capter l’attention, de motiver et de proposer aux élèves des activités « engageantes » témoigne d’une psychologisation des pratiques d’apprentissage sans prise en compte de la spécificité des mécanismes proprement intellectuels et avec le présupposé que tous les élèves seraient égaux face aux contenus enseignés.
On sait pourtant depuis les années 1960 que la performance et les trajectoires scolaires sont étroitement corrélées au milieu socio-culturel d’origine de l’élève . Depuis les années 1990, la sociologie des mécanismes de production des inégalités scolaires dans la classe a abondamment documenté la difficulté des élèves issus de milieux socio-culturellement défavorisés à saisir les finalités proprement intellectuelles des savoirs scolaires et à considérer le savoir comme une fin en soi. L’absence d’explicitation de ce qu’on cherche à enseigner quand on joue ou quand on débat — qui n’est ni de jouer, ni de débattre, ni d’accumuler des connaissances, mais d’apprendre à apprendre —, est responsable d’une multitude de malentendus socio-cognitifs entre enseignants et apprenants socio-culturellement défavorisés.
Or les démarches proposées par Michaël Bertrand relèvent d’une forme de naturalisation des apprentissages, les objets d’apprentissage étant traités comme des réalités évidentes, sans que se pose explicitement la question de la manière dont les savoirs ont été produits, pourquoi il importe de les maîtriser et ce qui se passe intellectuellement quand on simule le procès de Louis XVI, quand on révise les grands personnages de la Révolution française avec des flashcards ou quand on en rejoue la séquence événementielle à la façon d’un « livre dont vous êtes le héros ».
Dans la démarche de l’ouvrage, centrée sur l’acquisition de compétences et de contenus de connaissance à valider, l’élève n’est jamais envisagé comme sujet pris dans sa globalité, en dehors du postulat — jamais interrogé au demeurant — de sa créativité individuelle. Or cette créativité elle-même obéit à des formes et à des normes sociales dominantes qui ne sont pas naturellement maîtrisées par chaque individu et qui devraient, à ce titre, faire l’objet d’un questionnement.
Une didactique de l’IA est-elle possible ?
Le mot « didactique » renvoie à « l’étude des questions posées par l’enseignement et l’acquisition des connaissances dans les différentes disciplines scolaires » . Lorsqu’on s’intéresse à la manière dont l’IA peut être intégrée aux démarches d’enseignement et d’apprentissage, on ne peut pas se contenter de se demander ce qu’on peut faire avec l’IA. Il faut également s’interroger sur ce qui se passe lorsqu’on accomplit une tâche avec l’IA, non seulement d’un point de vue cognitif (c’est-à-dire en termes de processus mentaux), mais également d’un point de vue intellectuel (c’est-à-dire en terme d’analyse critique de l’information reçue). Autrement dit, quelles parties de l’activité convient-il de déléguer à l’IA et pourquoi celles-ci ?
Tout dépend d’abord de la définition des finalités de l’éducation. Partons du principe que l’école, dans une société démocratique, forme des individus intellectuellement émancipés, capables de porter un regard critique sur le réel et de se comporter comme des acteurs autonomes. Dans cette perspective, il peut sembler que la principale question que pose l’utilisation de l’IA générative pour l’enseignement et l’apprentissage concerne l’accès à l’information et au savoir. Or, cette question n’est pas au centre de l’ouvrage de Mickaël Bertrand.
Au contraire, les propositions d’utilisation de l’IA pour l'apprentissage sont tournées principalement vers des tâches de révision ou de restitution des connaissances. Plutôt que d'être envisagé comme une source d’agentivité, l’apprenant est principalement défini de manière passive : il lui revient d'accomplir les activités proposées par l’enseignant, de faire et refaire des exercices, de vérifier qu’il a compris, de vérifier qu’il a retenu, de réviser.
Or, rester un apprenant autonome à l’heure de l’intelligence artificielle, ce n’est pas seulement comprendre que l’IA n’apprend pas vos leçons et ne répond pas aux questions à votre place. Exercer son esprit critique ne peut se limiter à prendre des décisions et les justifier. Car pour effectuer ce travail de tri cognitif et éthique, il y a une dimension intellectuelle centrale : comprendre l’agencement du réel et l’expliquer à partir de tout le travail scientifique accompli dans les différents champs du savoir et transposé dans les contenus scolaires.
On peut prendre l'exemple de l’utilisation récurrente, dans les productions textuelles générées par l’IA, de calques de l’anglais : le monde textuel de l’IA est truffé d’activités « engageantes », de « défis », de « leviers » pour les relever et de « perspectives ». Ce sont ces termes, retrouvés dans les copies d'étudiant.e.s, qui font généralement soupçonner le recours à l’IA. D’abord parce que leur sens en français n’est pas le même. Un « défi », par exemple, pour traduire « challenge », désigne généralement dans les textes IA ce qu’on appellerait plutôt en français un « problème » ou un « enjeu ». « Perspective » correspondrait plutôt, en français, à « point de vue », et donc à une forme de subjectivité. Quant au terme de « leviers », il appartient à l’univers de la gestion de projets et ne trouve pas aisément sa place dans une copie d’histoire, où on analyse des actions passées et non des actions à accomplir, ou de sociologie, où l’on s’intéresse aux mécanismes de l’action et non aux moyens de son efficacité.
Nous sommes ainsi confrontés à davantage qu’un simple problème de sémantique. Le monde textuel de l’IA ne produit pas une description du réel qui tient compte des différentes perspectives disciplinaires. Il calque par ailleurs un vocabulaire de la configuration, de la subjectivité des acteurs et de l’action, là où on devrait plutôt être dans un cadre descriptif et explicatif. Si on enseigne l’histoire, la géographie, la philosophie et les lettres simplement comme un ensemble de contenus culturels à délivrer clé-en-main aux élèves, cet effacement sémantique des spécificités théoriques et méthodologiques qui interviennent dans la construction même des savoirs n’est pas un problème. Mais est-ce le projet de l’école aujourd’hui ?
Tenir la barre
Du point de vue des sciences de l’éducation, une partie des questionnements relatifs aux usages de l'IA porte justement sur ce problème. Comment, en partant de l’usage que les élèves et les étudiants font de l’IA, pouvons-nous les former à l’accès critique à l’information et à la compréhension du monde qui nous entoure ? Il est possible de former les apprenants à chercher avec l’IA une information de qualité, à condition de définir préalablement les critères de cette qualité : la justesse du raisonnement, la possibilité de vérifier les sources, la possibilité de vérifier les faits, la construction d’une méthode de recherche de l’information qui permet de s’assurer qu’elle a été produite en respectant les prérequis théoriques et méthodologiques de la discipline concernée. Cela n’empêche en rien de faire des jeux de rôle, des flashcards ou de programmer un chatbot de révision — au contraire ; mais à condition que l’humain reste à la barre et que le capitaine ne perde pas de vue l’objectif. Dans un monde de l’hyper-foisonnement informationnel, où l’IA s’impose comme auteur hégémonique de l’information, l’école doit former des individus intellectuellement armés pour rester les auteurs du savoir.