Une réflexion philosophico-graphique sur l’éphémère présence française au Brésil dans la seconde partie du XVIe siècle.

Avant d’accueillir Rio de Janeiro, la baie de Guanabara abrita le fort Coligny, place forte de la fugace « France Antarctique ». Dans Antipodes, Nicolas, un jeune français catholique, partage le quotidien des Indiens Tupinambas afin de faciliter les échanges entre communautés.

Une brève « France Antarctique »

En novembre 1555, Nicolas Durand de Villegagnon établit une colonie de peuplement au Brésil dans la baie de Guanabara avec 600 personnes. Le fort Coligny consacre la capitale d’une « France Antarctique » et consolide les positions françaises devant les convoitises portugaises (après le traité de Tordesillas en 1494). Fidèle aux pratiques royales, Villegagnon gouverne par le haut. Passées les premières difficultés d’installation, les pénibles travaux destinés à la fortification du site, puis le rationnement suscitent la colère. Parmi les colons, l’obligation de prendre pour épouse légitime leur compagne indigène accroît le mécontentement. Par ailleurs, les relations avec les Tupinambas sont affectées par une pratique assumée de l’anthropophagie. La colère populaire se convertit en conspiration contre l’amiral. Dans un souci « humaniste » et pragmatique, Villegagnon sollicite de l’aide auprès du Genevois Calvin. Une seconde vague, constituée de protestants, débarque en mars 1557 et transforme le fort Coligny en un lieu de débat théologique ininterrompu, faisant tomber la colonie dans le giron portugais et annonçant les fratricides guerres de religion.

Outre le témoignage contemporain de Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, la « France Antarctique » sert de décor à Rouge Brésil (2001) de Jean-Christophe Rufin, dans lequel deux adolescents, Just et Colombe, jouent les rôles de médiateurs auprès des Indiens. Passage vers le monde adulte et découverte d’un monde nouveau font toute la trame du roman. Le captif (1999), « bande dessinée » de Jorge Zentner et Ruben Pellejero reprend le témoignage contemporain de Hans Staden – un aventurier mercenaire allemand qui a séjourné neuf mois chez les Tupinambas –, avec un traitement graphique de qualité, quoique classique.

Celui qui chante

Dans Antipodes, David B. et Éric Lambé reprennent la mouture historique, l’agrémente d’une réflexion métaphysique sur les relations entre chrétiens d’Europe, tout en la confrontant au mode de vie des païens Tupinambas. Un échange entre le jeune Nicolas et Jean Alamain, un « parpaillot » de la seconde vague d’installation fait dialoguer deux visions du christianisme. Jean s’est converti à la « vraie foi » tandis que Nicolas découvre le quotidien des Tupinambas en tant que truchement. Capturé et destiné à être mangé, il échappe à la funeste issue grâce à ses cordes vocales. Devenu « médiateur culturel », il compagnonne avec l’Indienne Pépin. Autour de cette relation, les auteurs développent un récit dans lequel Nicolas doute en permanence. Venu chercher le paradis sur Terre, il découvre la Terre Sans Mal, concept analogue chez les Tupinambas. D’une métaphore graphique, Nicolas exprime son désarroi ; à équidistance du fort Coligny et du campement indigène, il ne se sent libre… que dans une barque au milieu du fleuve.

Vivre parmi les Tupinambas est l’occasion de partager leurs névroses, démon invisible dont on ne peut pas dire le nom, et d’autres dangers bien réels. La séquence de l’affrontement avec les Mamelucos (métis indiens/portugais) rappelle la condition intermédiaire, « celui qui n’est plus indien, mais l’esclave des Portugais » et prépare au rituel anthropophagique, achèvement pour tout prisonnier. L’intégration de Nicolas, outre ses piètres qualités de chasseur soulignées par Pépin, trouve ses limites dans la critique de cette coutume.

L’effet miroir

« Les Tupinambas ont servi de modèles dans la création de l’image de l’Indien    ». Doté d’un style posé, minutieux, Éric Lambé propose une composition graphique multiple. Du classique gaufrier (six cases par page), elle évolue selon le récit : bande horizontale pour les plans larges, absence de cadre pour aérer la lecture. Une documentation revendique le lien avec les Tupinambas représentés par Théodore de Bry au XVIe siècle. Une finition particulière se retrouve dans la bande-son, les « traductions instantanées » ou les divers passages chantés, comme dans la gamme chromatique, qui adoucit la luxuriante forêt amazonienne ou la chaleur des nuits tropicales.

David B. relit la courte période de cette « France Antarctique » sur le modèle du conte philosophique ; Candide et Zadig ne sont jamais très loin. L’humour aidant, il questionne autant la querelle d’alors (la fameuse transsubstantiation !) que la subtilité locale (le doux cannibalisme des Tupinambas, qui cuisent leurs prisonniers, à l’inverse des « sauvages » Ouatecas !). Le binôme fonctionne : David B. et Éric Lambé s’emparent de cette parenthèse historique et donnent vie aux gravures anciennes.