Thierry Fabre mobilise la figure d’Averroès pour interroger les idéologies identitaires qui nourrissent les logiques d’exclusion au sein de la société française contemporaine.
Les périodes de crise sont peu propices au libéralisme politique et culturel. Plutôt que de célébrer les idéaux émancipateurs, elles préparent le terrain à la résurgence de l’esprit de la contre-révolution.
Dans Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe) , le chercheur Arnaud Orin analyse la confrontation du capitalisme aux défis écologiques, soulignant une radicalisation politico-économique des États néolibéraux motivée par le refus de la décroissance. Cette dynamique se manifeste notamment par des remises en cause des acquis sociaux et la déconstruction des services publics. Dans ce contexte, le glissement du discours politique vers des thématiques identitaires apparaît comme une évolution intelligible.
Replis idéologiques en temps de crise
Porté par le souci de comprendre l’émoussement des passions démocratiques et d’agir sur son époque, le chercheur Thierry Fabre s’est donné pour objectif d’analyser la montée en puissance des revendications identitaires dans un essai au ton vif et rigoureusement documenté. « Qu'est-ce qui nous arrive ? », se demande-t-il, dès l’ouverture de son nouvel opuscule intitulé Faut-il brûler Averroès ? Ce qui nous arrive. « La France, constate-t-il, dans les années vingt du XXIe siècle, semble comme déboussolée. Elle n'a plus de cap et se retrouve prise de vertiges, prête à devancer l'abîme. Les passions identitaires peuvent l'entraîner là où elle ne veut pas, ou plutôt là où elle ne devrait pas aller, mais y aller quand même » .
Après trente éditions des Rencontres d’Averroès à Marseille, un « lieu de partage des savoirs et de délibération collective, conçu pour dépasser les frontières entre les deux rives de la Méditerranée et singulièrement dans les relations entre l’Europe et l’Islam » , l’écrivain interroge le retour en force de ce que Daniel Lindenberg a appelé les « nouveaux réactionnaires » . Attentif aux discours du rejet, il tente de déplier les ressorts d’une idéologie qui risquerait de disloquer le socle démocratique de nombre d’États appartenant à la sphère euro-étasunienne. Son travail est avant tout un appel à prendre des responsabilités citoyennes dans un espace public intellectuel en déshérence, fragilisé par de profondes fractures socio-économiques, mais aussi culturelles.
Proposant un nouveau regard sur la situation actuelle, l’auteur analyse, à l’appui des ressources qu’offrent les études d’histoire et de sciences sociales, les rapports entre l’histoire des pratiques coloniales et les tentations du repli en France. Il met l’accent sur la nécessité de prendre au sérieux le triomphe des « passions tristes » en politique, notamment la normalisation d’un discours du ressentiment porté par des mouvements politiques dominants, avec une nostalgie prononcée pour la suprématie des temps impériaux dans l’espace public.
Sans rien minimiser de l’horreur des attentats terroristes qui ont secoué la France depuis le début des années 2010 et de leur impact sur la société française, l’auteur défend une alternative autre que celle de la guerre idéologique. « L’intégrisme républicain », pour reprendre la formule de Jean-Fabien Spitz , est une impasse, et un « patriotisme démocratique » est plus salutaire que le « nationalisme identitaire » , juge l’auteur. Pour ce faire, le livre nous oriente vers la Méditerranée et ses cultures connectées, bariolées. Cette mer, affirme l’auteur, détient l’art de conjuguer tous les héritages gréco-latins et judéo-arabes. Son histoire plurielle est une indispensable boite à outils pour décrypter et résister à la montée spectaculaire des puissantes forces du rejet.
À rebours de l’esquive identitaire, le projet de ce commissaire d’expositions assume pleinement « la sensation du divers » , le point de départ étant une réflexion dans l’urgence sur la crise du « Nous ». Une crise lointaine dont les fondements intellectuels reposent sur le refoulement des « sources arabes de la culture européenne », d’une part, et sur un long déni colonial, d’autre part. Recoudre les déchirures d’une généalogie lointaine n’est pas chose aisée. Mais un travail pédagogique, endurant et persévérant, est nécessaire pour défaire une narration puissante et rassurante formulée par l’historien Henri Pirenne : la supposée « fin à l’unité méditerranéenne » qui remonterait à l’avènement de l’Islam sur les berges de la Mare Nostrum.
Se refusant à l’immobilisme en période de crise, résistant à l’indifférence qu’haïssait déjà à son temps Antonio Gramsci dans ses écrits de résistance culturelle, l’auteur mobilise une richesse tant académique qu’humaine pour mieux comprendre non une France « millénaire aux racines chrétiennes », mais la France empirique. Et il regarde, analyse et critique « ce qui nous arrive » au prisme de trois expressions : « Vous n’êtes pas d’ici, dehors ! » ; « Nous sommes tous d’ici, faisons semblant » ; « Nous serons tous d’ici ! » .
Averroès, figure oubliée d’un héritage commun
L’écrivain interprète la première expression, le « Vous n’êtes pas d’ici, dehors ! », comme la résurgence des « spectres de Maurras » , la revendication victimaire d’un nationalisme d’exclusion fondé sur la croyance en l’existence d’une altérité irréductible, et inévitablement guerrière, entre « l’Occident gréco-latin et l’Orient sémite » . Dans l’optique de neutraliser l’impact des guerres culturelles que suppose une telle vision du monde, le livre insiste longuement sur le fait que la civilisation des pays d’Islam, incarnée, entre autres, par Averroès/Ibn Rushd, est le dedans oublié et/ou refoulé de l’Europe.
Si les partisans de la deuxième expression, « Nous sommes tous d’ici, faisons semblant », consentent à la destruction de l’héritage d’Averroès en adoptant, consciemment ou non, le langage du « choc des civilisations » pour lutter conjointement contre « les radicalités de l’extrême gauche et l’extrême droite », c’est à un sursaut démocratique, plus fort que celui qui a barré les routes du pouvoir à la vague brune des élections européennes et législatives de l’été 2024, qu’appelle quant à lui Thierry Fabre. La force de l’arc néo-conservateur ne réside pas dans la solidité de ses idées, mais dans l’absence de débat contradictoire dans les arènes de la politique, de la culture et des médias.
Le « Nous serons tous d’ici ! » sera un retour à une conception plurielle et émancipatrice de la démocratie qui prendra, entre autres, l’œuvre d’Averroès comme boussole, comme idée directrice pour mieux (re)voir la France dans sa complexité. Marchant sur les traces des Lumières ouvertes, celles dont se réclamaient Diderot et l’abbé Raynal dans leur Histoire des deux Indes, Thierry Fabre prône la bigarrure, laquelle est à l’origine de toute civilisation :
« Averroès, comme l’a souligné Alain de Libera lors de la 1ère édition des Rencontres d'Averroès en 1994 [est] "Une figure emblématique de l'héritage oublié", il est une des expressions parmi les plus significatives des sources arabes de la culture européenne. Ce déni est au cœur de la séparation entre "Eux" et "Nous" et il prélude à de nouveaux bûchers » .
Dans un contexte où la montée de logiques discriminatoires au sein de l’État peut être interprétée comme un symptôme de l’affaiblissement de la souveraineté et de l’appauvrissement de l’offre politique, Faut-il brûler Averroès ? propose une alternative aux discours simplificateurs, centrés sur la désignation récurrente d’ennemis de l’intérieur, tels que les prétendus partisans de « l’anti-France » . Le « Nous serons tous d'ici ! », insiste l’auteur, est une parole d’espoir et d’optimisme pour battre en brèche la rhétorique du repli, et des « incompatibilités » culturelles et religieuses, fautivement jugées comme irréductibles. « Nous serons... », renchérit l’écrivain : un cri d’intelligence, la sculpture d’une pierre de ralliement pour « tout un monde en commun » qui reste à venir.