V. Debaene interroge la place de l’ethnologue dans la production et la légitimation des discours autochtones. Il révèle comment la littérature issue des pays colonisés a été encadrée et hiérarchisée.

Dans La Source et le Signe, Vincent Debaene, historien de la littérature et des sciences humaines, propose une réflexion décisive sur la manière dont l’anthropologie et l’ethnologie française s’est historiquement constituée en marginalisant, voire en neutralisant, la «  parole indigène  ». Ce livre dense et documenté interroge une tradition savante marquée par l’héritage colonial et les formes de relégation imposées aux auteurs africains ou malgaches qui tentaient de prendre la parole — non comme objets d’étude, mais comme sujets d’énonciation.

Dans un contexte où les sciences sociales ne peuvent plus se permettre d’ignorer le point de vue des personnes qu’elles étudient, Debaene revient sur la triple fracture qui a structuré la pensée ethnologique française, entre science, littérature et «  parole indigène  ». L’anthropologie, en France, s’est construite en opposant au « discours indigène » la rigueur supposée du discours savant. Tandis que les écoles anglo-saxonnes ont intégré plus tôt une pluralité de voix, la tradition française a longtemps refusé de considérer les paroles autochtones autrement que comme « sources » à exploiter ou « signes » à interpréter.

Debaene montre que les disciplines comme la sociologie ou l’ethnologie doivent aujourd’hui reconnaître la valeur épistémique des récits produits par les acteurs eux-mêmes. Il étudie en ce sens les écrits de Paul Hazoumé, Fily Dabo Sissoko, ou Léopold Sédar Senghor, qui ont contribué à reconfigurer les rapports de la science à la «  parole indigène  ». Mais il serait bien insuffisant de s’enorgueillir, a posteriori, de l’intégration de telles figures au sein de l’histoire intellectuelle française. L’auteur appelle à une remise en cause plus radicale des hiérarchies ancrées dans la pratique savante française.

Une tripartition coloniale du savoir

Au cœur de son analyse, l’auteur met en évidence une tripartition coloniale du savoir : le discours de la science (réservé à l’ethnologue), celui de la littérature (perçue comme subjective et naïve) et enfin celui de la «  parole indigène  » (considérée comme brutale, spontanée, inorganisée). Certes, des textes majeurs ont émergé de cette confrontation — que le public a découvert une fois soustraits à l’hostilité initiale des sciences sociales : Soleil Hopi de Leo Simmons, Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias, ou encore Gaston Lucas, serrurier, mis en lumière par Adélaïde Blasquez. Mais si certains textes ont réussi à franchir ces frontières et à s’imposer malgré tout dans l’espace public, c’est souvent au prix de médiations complexes, voire de réécritures, encadrées par des figures d’autorité.

À cet égard, Debaene montre que l’ethnologie française a opéré une double rupture. D’une part, elle a disqualifié la littérature comme mode de connaissance, en l’associant à l’exotisme ou au récit de voyage sans fondement empirique. D’autre part, elle a récusé la parole de l’autochtone, jugée trop subjective, trop affective, souvent réduite à des « épanchements naïfs ». De ce geste fondateur naît la tripartition durable entre ces trois types de discours (la science, la littérature et la «  parole indigène  ») tenus pour incommensurables : ils peuvent se croiser ou s’observer mutuellement, mais restent séparés par une hiérarchie de statut et de légitimité.

Dès lors, une série de questions fondamentales émergent. À partir de cette tripartition, une série de questions fondamentales émerge. D’abord, du côté de la science : comment l’ethnologue doit-il écrire ? Quelle place accorder à la voix de l’autre dans un texte savant ? Jusqu’où peut-il s’inspirer d’œuvres littéraires ? Ensuite, du côté de la littérature : celle-ci n’exige-t-elle pas aussi une certaine forme de partage ou de commensurabilité, comme en témoignent les rapprochements parfois esquissés entre Cervantès, Flaubert ou Conrad et les récits ethnographiques, comme ceux de Malinowski ? Enfin, concernant la parole autochtone elle-même, d’autres enjeux apparaissent : comment accéder à cette parole sans la déformer ? Que faire des récits recueillis, souvent transcrits par des colonisateurs ? Et surtout, comment les autorités coloniales ont-elles gardé la main sur les élites lettrées, en encadrant leur accès à la parole publique et à l’écriture légitime ?

Les impensés de la bibliothèque coloniale

Si nos rapports à l’écriture sont aussi balisés — hier comme aujourd’hui —, que devient alors, interroge l’auteur, notre capacité à accueillir une littérature qui ne vient pas d’Europe ? Comment sont attribués les statuts de légitimité aux textes ? Et selon quels critères certaines œuvres sont-elles reléguées aux marges de la reconnaissance littéraire ou scientifique ?

Pour éclairer ces mécanismes, l’ouvrage consacre plusieurs chapitres à la « bibliothèque coloniale » française, c’est-à-dire à l’ensemble des contributions autochtones africaines publiées avant 1945 — un corpus qui s’est prolongé bien au-delà de cette date. L’auteur en retrace l’histoire, en en identifiant les moments clés, les acteurs et les supports. Mais c’est là aussi que surgissent les difficultés majeures d’analyse.

En effet, les écrivains ou ethnologues locaux ont dû franchir de nombreux obstacles pour faire reconnaître et publier leurs écrits. Le statut d’auteur leur était souvent refusé : celui-ci revenait au parrain colonial, seul habilité à garantir la validité d’un texte. Dans ce dispositif, l’auteur « reconnu » est celui qui fait exister l’écrit publiquement, tandis que le « scripteur » local reste relégué à l’arrière-plan, effacé dans les paratextes. Les instituteurs de l’AOF, les contributeurs des revues missionnaires ou les observateurs locaux deviennent peu à peu « informateurs », transférés vers la métropole sans que leur nom ou leur contribution soient systématiquement mentionnés.

Les exemples abondent, comme le montre l’auteur, de textes restés anonymes, confinés aux bibliothèques des cercles administratifs locaux, destinés à résoudre un conflit foncier ou à transmettre un récit familial. D’autres fois, les informateurs sont certes cités ou remerciés, mais sans que la nature précise de leur apport soit clarifiée.

Ces matériaux — écrits, témoignages, enregistrements — oscillent ainsi entre deux statuts : celui de récit personnel et celui de document d’information. Mais leur interprétation se complexifie lorsque le texte comporte une double signature : celle du scripteur autochtone, et celle de l’« auteur » validé par l’autorité coloniale, garant supposé de l’authenticité du propos. Entre effacement et médiation, les textes produits dans ce contexte restent difficiles à appréhender dans leur intégrité.

La fabrication coloniale de la voix autochtone

Par l’intermédiaire des ethnologues, les autorités coloniales participent à la construction de la figure de l’« indigène lettré ». Ce sont eux qui, souvent anonymes, ont élaboré les premiers dictionnaires de langues locales, collecté les contes et retranscrit les récits que les colons ont ensuite utilisés comme sources culturelles. Dans cette logique, certains individus sont érigés en « premiers » symboliques — à l’image de Léopold Sédar Senghor, présenté comme le « premier agrégé africain ». Pourtant, jusqu’aux années 1930 au moins, aucun de ces lettrés ne peut publier sans l’aval d’un parrain colonial.

L’auteur analyse minutieusement les dispositifs énonciatifs de ces textes. Elle révèle une composition en couches successives, conçue pour faire correspondre les écrits aux attentes du pouvoir colonial. La chaîne de médiation est complexe : le propos initial, énoncé par un initié, est d’abord reformulé par un interprète-collecteur, lui-même soumis au contrôle de l’ethnologue, seul habilité à valider l’authenticité du discours. À cela s’ajoute la médiation linguistique du traducteur, qui infléchit encore davantage le sens. Ce processus structure une opposition constante entre la source (l’oralité autochtone) et le signe (le texte validé) — une tension que le titre de l’ouvrage met en exergue.

Mais la chaîne ne s’arrête pas là. L’ethnologue colonial est à son tour médiateur entre le monde colonial et le monde savant métropolitain. Les propos rapportés y sont souvent disqualifiés : jugés empiriques, mal structurés, indignes du « grand style » exigé dans les sphères académiques. L'information, dès lors, n’est jamais brute : elle est toujours le produit d’un dispositif de production, de sélection et de transformation.

Dans ce contexte, les prétentions littéraires des auteurs autochtones (comme Senghor, Hampâté Bâ ou Césaire) se heurtent à des obstacles structurels. Les critères d’évaluation et de légitimité sont entièrement façonnés par la domination coloniale et les canons esthétiques imposés par la métropole. Cela aboutit à une catégorisation discriminante : d’un côté, la « poésie indigène d’expression française » — étiquette utilisée entre 1920 et 1950 — et de l’autre, la « littérature européenne d’expression française ». Une hiérarchie implicite qui révèle les profondes inégalités symboliques à l’œuvre.