François Laut retrace la vie de Nicolas Bouvier, entre voyage et écriture, entre illuminations et difficultés à retranscrire.

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Ces quelques vers de Baudelaire extraits des Fleurs du mal donnent le ton : le voyageur possède deux qualités : celle de voir et celle de raconter ce qu’il a vu ; François Laut ne s’y trompe pas quand il nous dit qu’il est "à la fois voyeur et voyant" mais aussi "écrivain". C’est pourquoi dans sa biographie de l’écrivain voyageur genevois Nicolas Bouvier, il s’attachera à esquisser le portrait d’un "œil qui écrit".


L’écriture du départ

Si François Laut consacre une large partie de sa biographie à suivre Nicolas Bouvier au fil de ses pérégrinations, de ses haltes, évoquant le lien constant entre photographie et écriture, il s’arrête cependant un instant sur les origines et l’enfance du nomade, y cherchant un éventuel déterminisme : il évoque tour à tour le carcan bourgeois dans lequel il a été élevé, la sensibilité de son père, les qualités oratoires d’une arrière-grand-mère, le goût pour le voyage de son grand-père et enfin ses propres qualités intellectuelles qui lui promettent un avenir tout tracé qu’il ne veut pas et qui déclenchent le premier grand départ.

Ce premier départ, c’est celui qui le mènera à Khyber Pass d’abord, en compagnie de son meilleur ami le peintre Thierry Vernet, puis au Japon entre 1953 et 1955, et qui lui offrira la principale matière de son œuvre.

François Laut nous emmène alors à la découverte ou redécouverte de L’usage du monde et du Poisson-Scorpion ; nous faisant partager la musique, la nourriture, les rencontres du duo, étayant le tout en s’appuyant sur les carnets et la correspondance de celui qui n’est pas encore reporter. Aussi apprend-on quelque légende tzigane qu’il n’a pas pris la peine de relater ou encore quelque rite d’Azerbaïdjan qu’il a transmis en oubliant de dire qu’il n’y avait pas assisté en personne. François Laut dévoile ainsi l’aspect fabuliste du personnage, à l’image de Malraux, autre "étonnant voyageur", dont la véracité des récits est allégrement alambiquée. Bouvier est donc démasqué, les puristes le regretteront peut-être, mais cela permet à son biographe d’évoquer les doutes et la difficulté qu’éprouve son sujet face au travail d’écriture. En effet, s’il "avance masqué", c’est pour gagner sa "liberté critique et créatrice" ; après tout, "tout récit de voyage est une biographie déguisée" disait Stevenson.

Si la difficulté d’écrire se dépasse, celle de gagner sa vie aussi, plus ou moins bien d’ailleurs ; et François Laut d’évoquer les 1001 façons dont le duo gagne sa vie : Thierry Vernet vend quelques toiles tandis que Nicolas écrit quelques articles et donne des conférences ; sur Montaigne d’abord, puis, en vieillissant, sur la vie de nomade, sur la façon d’allier voyage et écriture, se faisant inviter ici dans des universités, là dans des instituts français. Quand son ami Thierry Vernet décide d’interrompre son voyage, Nicolas poursuit seul, et ce jusqu’à la fin de sa vie, mais en gardant toujours un contact épistolaire avec lui.


Révélation, frustration et contradiction
   
C’est l’occasion pour François Laut de faire un zoom sur son sujet en d’en faire un portrait plus intimiste, s’appuyant largement sur la correspondance entretenue avec Thierry Vernet. On le suit alors à travers des anecdotes inédites amusantes mais aussi dans des moments douloureux dont celui qu’il traverse à Galle : rongé par une maladie qui lui donne des hallucinations, il croit même devenir fou, parfois même fou de bonheur, paradoxalement. Cet événement, il le sublimera presque 25 ans plus tard dans l’écriture du Poisson-Scorpion.

Mais François Laut est là pour réajuster les faits, en effet, à l’occasion de cet événement, il retranscrit les révélations, les frustrations et les contradictions de Nicolas Bouvier à propos du voyage et de l’écriture. La révélation, c’est celle de la cruauté du monde qui le fait définitivement sortir du carcan genevois ; ses frustrations concernent la difficulté à communiquer le bonheur qu’il a vécu, à ressaisir le détail ; quant à la contradiction, c’est celle d’arriver à un point où le voyage devient un poids pour lui, d’où la nécessité de l’évacuer en écrivant davantage qu’il ne l’avait déjà fait ici et là. Il commence alors la rédaction de ce qui deviendra L’usage du monde. François Laut démontre ici que le voyage et l’écriture agissent comme une ascèse pour lui ; ce sont deux facteurs qui lui sont intrinsèques. Aussi l’idée du retour lui est-elle insupportable. Pourtant, Nicolas est trop affaibli et il décide de rentrer.


Voyages et escales
   
L’escale sera de courte durée car la même année (1955) il s’embarque pour le Japon. François Laut intègre alors le contexte socio-historique de l’époque, soulignant le développement d’une économie qui annonce une forte urbanisation, contraste saisissant avec l’évocation des promenades de Bouvier dans un Japon rural et dont il regrette le passage sous silence dans Chroniques japonaises. C’est durant ce voyage que son œil s’aiguise davantage ; Bouvier est fasciné par les visages. Il devient aussi plus exigeant, aussi bien dans son travail que dans son attitude. En effet, influencé par Michaux, il se soucie de ne pas être un touriste ordinaire. C’est ainsi qu’il déambule dans le Japon, donnant quelques conférences, escaladant des montagnes qui exacerbent tous ses sens. À Tokyo, on découvre un Nicolas Bouvier humaniste, ému "par la misère et la faim". Il y développe son art et obtient un certain succès mais une nouvelle fois, il est rappelé à Genève par ses parents.
   
L’escale dure plus longtemps cette fois, il y rencontre sa femme, événement dont François Laut ne manque pas de souligner l’importance ; aussi important que la décision e partir prise des années auparavant, comme le révèle un des ses cahiers japonais. Le bonheur qui accompagne cet événement est de courte durée. En effet, François Laut décrit les moments de dépression qui accompagne les difficultés à faire publier L’usage du monde, puis son échec commercial.


La fin du voyage
   
Sa vie se déroule alors sur un schéma toujours similaire, alternant période heureuse, comme au Japon, lorsqu’il y séjourne avec femme et enfant, et période sombre, lorsque ses démons resurgissent, les souvenirs de Galle par exemple, dont le caractère lancinant et la gestation le poussent à la déprime. On relèvera encore ses éternelles frustrations d’écrivain, découvrant ce que François Laut nomme "les limites de l’expression humaine". Cette découverte se double de la présence trop envahissante des démons qui le hantent et qui le conduisent vers une certaine fatalité, à l’image de Rimbaud, dont il pense qu’il a eu lui aussi la révélation de l’impossibilité d’écrire ce qu’il a vu. C’est peut être la raison qui le pousse à se consacrer davantage à une activité d’iconographe.

Bouvier devient un être de plus en plus désabusé, portant un regard sans concession sur le milieu de la photo dans les années 1970, comme le rapporte François Laut. Malgré tout, il ne renonce pas au voyage et accepte un poste de guide en Chine dans les années 1980. François Laut dépeint alors un Nicolas Bouvier assagi, plus indulgent avec le tourisme. Son activité littéraire se poursuit également : l’écrivain s’est mû en poète, cependant, sentant la fin de sa vie approcher, Bouvier s’oriente vers des travaux plus personnels ; François Laut suggère même un certain narcissisme de la part de celui qui a tant vu et qui désormais essaie de se montrer. Cela donne lieu à la publication de Routes et déroutes, un livre d’entretien rassemblant plusieurs de ses clichés ainsi que deux ouvrages sur la photographie et sur l’art populaire dont François Laut évoque un contenu non dépourvu "d’analogies biographiques".

Il lui faudra un dernier voyage à Tokyo en 1997 pour commencer son "countdown" ainsi qu’il le confia à son biographe. Le succès de ses dernières conférences l’a rendu heureux, il est temps de se retirer au Vieux Toit, le temps d’un dernier hommage à la Suisse dans Échappées belles et de livrer une dernière inquiétude : finir "aveugle à la grande fanfare du monde". Il ne partira plus, après son décès on l’inhume au cimetière de Cologny, derrière le Vieux Toit ; Finis terrae.