La guerre d’Algérie est ici repensée avec les sources photographiques : la photo n’est plus ici seulement illustrative mais est au centre d’une relecture du conflit, devant et derrière l’objectif.
Alors que la question algérienne reste vive dans le débat public, un groupe d’une vingtaine de chercheurs a choisi un nouveau prisme de lecture pour comprendre autrement la guerre de décolonisation. Marie Chominot, spécialiste de l’usage de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne et responsable de projets d’expositions à Paris-Musée et Sébastien Ledoux, historien des enjeux de mémoire et maître de conférences à l’Université Picardie Jules Verne, ont ainsi invité vingt historiens spécialistes du conflit algérien, à choisir une photographie de la guerre et à en retracer l’histoire. Un ouvrage original qui permet un nouvel éclairage sur la guerre d’indépendance.
Dans le cadre du programme HGGSP terminale, le thème 3 « Histoire et Mémoire » aborde dans l’axe 1 les mémoires de la guerre d’Algérie, sujet sensible, aux mémoires plurielles et parfois conflictuelles.
Nonfiction.fr : Votre ouvrage, composé de 19 articles, place à la genèse de chacun d’entre eux un cliché de la guerre d’Algérie, expérience que vous qualifiez d'« exercice de style inhabituel » : en quoi la démarche par l’image permet-elle d’écrire une « histoire à part entière » particulière de la guerre d’Algérie ?
Sébastien Ledoux : La photographie est un instantané fixant un présent dans un support matériel et dans un cadre d’expérience humaine qui renvoie à son auteur, aux conditions de prise de vues comme à ce qui est visible sur la pellicule (personnes, objets, lieux). Le travail demandé aux 19 auteur.e.s était de retracer cette expérience humaine et l’itinéraire de ce support (l’objet photo) qui leur est parvenu en les inscrivant dans leurs travaux. C’est donc par cette circulation que s’est opérée l’écriture collective d’une histoire de la guerre d’Algérie. Le regard documenté de l’historien.ne configure l’image instantanée d’une expérience particulière dans son historicité en tissant de multiples fils vers des thématiques très variées relevant de questions historiographiques anciennes et nouvelles : la torture, l’engagement d’appelés contre la torture et les représentations coloniales d’autres, la répression contre le FLN, les camps de regroupement, la lutte fratricide entre indépendantistes algériens en métropole, le sort des harkis, l’exil des pieds-noirs de 1962, le cessez-le-feu du 19 mars, la guerre psychologique, la bataille d’Alger, le retour au pouvoir de de Gaulle en 1958. Ici, l’image n’est plus un prétexte à un discours historien (approche traditionnelle), elle devient la source centrale, en tant qu’éclat d’un passé saisi par l’historien.ne qui ouvre un dialogue entre le visible de la photographie et son hors champ. L’ouvrage est ainsi composé d’éclats visuels qui rendent comptent in fine d’une autre manière d’écrire une histoire vécue par le bas de la guerre d’Algérie, sans prétendre à une quelconque exhaustivité. La guerre est ici abordée par ses morceaux épars, résultats d’un dialogue entre l’instantané de l’image et le devenir de sa trace matérielle, et d’un dialogue entre ce que le lecteur peut voir d’elle et ce qui demeure en dehors du cadre, pris en charge par l’auteur. C’est là son originalité.
Cette source pose aussi la question du point de vue défendu par celui qui prend la photo. Vous recherchez ainsi un certain équilibre entre les sources françaises et algériennes, entre les photographies officielles, celles perdues dans les archives et celles provenant de sources privées, dans une « perspective chorale sur la guerre d’indépendance ». Comment avez-vous composé l’équipe d’historien.ne.s et comment ceux-ci ont-ils choisi leur cliché ?
SL : L’ouvrage est issu d’un projet au départ réalisé pour l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE) et plus précisément pour sa rubrique « Chambre noire » initiée par l’historien Mathieu Marly. L’équipe s’est constituée au fil de l’eau, en sollicitant des spécialistes de la guerre d’Algérie (histoire ou mémoire) de différentes générations qui avaient rencontré des photos d’archives qu’ils avaient encore en leur possession ou qui étaient disponibles. Leur choix des clichés s’est révélé extrêmement divers et nous parle des conditions ordinaires du travail des chercheur.e.s, ce qui est une autre dimension du livre. D’une découverte fortuite par Sylvie Thénault au cours d’un entretien, aux photographies familiales de Michèle Baussant enfermées dans une boite, en passant par le corpus de photos de Niek Pass sur les courses cyclistes, des oscillations sur l’image du camp de Bessombourg de Fabien Sacriste, de la recherche par Raphaëlle Branche à la BNF de plusieurs clichés sur la torture, ou de la photographie d’une famille algérienne au maquis recueillie par Marie Chominot – pour ne citer ici que quelques exemples – le choix des photographies reproduites dans ce livre obéit à des circulations aléatoires ponctuant la vie d’un.e chercheur.e.s.
Le livre est organisé en quatre parties thématiques : les vies ordinaires, la guerre coloniale, l’année 1962 et le passé algérien. Dans la dernière partie notamment, les trois articles interrogent les mémoires produites et transmises. On y voit des souvenirs de l’Algérie coloniale d’une famille de pieds-noirs (à travers une photographie de magazine transmise, dans des toilettes, d’une grand-mère à son petit-fils), le « temps élastique » et la confusion des mémoires entre Alger et Marseille, mais aussi, à travers la base de données produite par Malika Rahal et Fabrice Riceputti, l’entretien du souvenir des disparus de la bataille d’Alger. Comment alors l’historien parvient-il à se frayer un chemin face aux conflits de mémoire qui traversent la question algérienne ?
SL : Avec cette dernière partie composée de trois textes de Michèle Baussant, Paul-Max Morin et Malika Rahal/Fabrice Riceputi, le livre interroge cette fois plus directement ce qu’il effleure dans les autres contributions : la photographie comme trace mémorielle à l’échelle individuelle. Mais ces photographies dans les trois cas sont aussi des supports matériels qui produisent des interactions sociales et des représentations du passé plus ou moins partagées au sein des familles, voire au-delà dans le cas des photos des disparus de la bataille d’Alger. Elles construisent ainsi de la mémoire collective, au sens où le définissait le sociologue Maurice Halbwachs, comme objet par lequel des souvenirs sont partagés à plusieurs sur des faits, des lieux, des personnes. La photographie d’archive délivre ainsi une expérience sociale dans un jeu de temporalités. Ce que montrent les textes des auteurs, c’est que cette expérience a des logiques propres qui peuvent être à distance des conflits mémoriels politico-médiatiques surgissant à intervalles réguliers dans notre société. L’ouvrage rend compte de mémoires plus souterraines mais bien réelles qui n’entrent pas dans ces conflits surmédiatisés.
Pour un cliché, illustrant des prisonniers torturés, vous n’avez pas obtenu les droits de reproduction (article de Raphaëlle Branche). Une autre photographie permet d’illustrer l’écart entre ce que l’on voit et la réalité, celle d’un jeune garçon souriant, qui sort pourtant d’une nuit de torture. Les polémiques récentes sur les massacres de la colonisation, et la question toujours très vive de la torture pendant la guerre, montrent que ce sujet reste sensible. Comment expliquez-vous que, plus de 60 ans après les accords d’Evian, ce conflit suscite toujours une « guerre des images » ?
Marie Chominot : La série de photographies illustrant une séance de torture, brillamment commentée par Raphaëlle Branche dans cet ouvrage n’est pas inédite : elle a déjà été partiellement publiée, présentée même dans une grande exposition consacrée à l’Algérie au musée de l’Armée en 2012 et plus récemment dans la série documentaire d’ARTE « En guerre(s) pour l’Algérie ». Pourtant, les ayants-droits ont cette fois-ci refusé de donner leur accord pour qu’elle soit reproduite, malgré le respect par l’auteure des règles fixées par ces derniers : soumettre son texte à leur relecture et y apporter des modifications, ne pas révéler l’identité du photographe, apposer un bandeau noir sur les yeux de tous les protagonistes afin qu'ils ne soient pas reconnaissables. Nous avons fait le choix de conserver le texte même privé de ses images et d’expliciter cet « accident de parcours », qui illustre les difficultés parfois rencontrées par les chercheur.e.s pour accéder aux sources et pose la question, toujours centrale quand on travaille sur le matériau photographique, du droit d’auteur et du droit à l’image des personnes représentées. De manière plus générale, nous historien.ne.s sommes aujourd’hui confrontés à de plus grandes difficultés d’accès aux sources que par le passé, qui sont pour moi le signe évident d’un retour en arrière, d’une très forte crispation de la société sur ces questions de la violence coloniale et des crimes de l’armée française, qui reflète les polarisations et radicalisations idéologiques à l’œuvre.
Plusieurs articles montrent bien comment les sources visuelles peuvent être instrumentalisées et combien il est important de tirer les fils et le contexte de chaque prise de vue. Même si, « toute rencontre de l’occupé avec l’occupant est un mensonge », les photographies provenant des appelés constituent des sources du quotidien (photo de classe, de familles…). Pouvez-vous rappeler le rôle des jeunes appelés français dans la documentation sur la guerre d’Algérie ?
MC : L’utilisation historienne de la photographie passe effectivement par une approche critique de cette source qui ne peut être prise au premier degré, comme un pur reflet de la réalité. De la même manière que les sources écrites ou les témoignages oraux doivent être replacés dans leur contexte de production et confrontés à d’autres sources, l’image doit être interrogée pour ce qu’elle est : une production humaine dans un contexte précis, un cadrage qui reflète un point de vue, qui narre un récit. Mais, du fait de sa nature polysémique, l’image peut effectivement être utilisée hors de son contexte de production, dans une gamme d’usages différents et au service de narrations différentes, en y adjoignant une autre légende par exemple.
La production photographique des appelés pendant cette guerre apporte une documentation passionnante, à la fois très variée (du fait de la diversité des individus qui les ont produites, dispersés à travers toute l’Algérie, confrontés à des situations très différentes selon les terrains d’opération où ils ont évolué, aux parcours et aux idéologies, aux sensibilités diverses), mais aussi très stéréotypée : on retrouve très régulièrement les mêmes types de prises de vues, les mêmes thèmes, centrés surtout sur la vie quotidienne, la camaraderie de jeunes hommes liés par cette parenthèse dans leur vie que représentait le service militaire, mais aussi les paysages de ce pays exotique pour eux et les populations « indigènes » qui le peuplaient. Par ailleurs, l’autorité militaire ayant pris conscience de l’engouement des appelés pour la photographie et de l’impact potentiel sur l’opinion publique de métropole des clichés envoyés aux familles par les soldats, elle a tout fait pour encadrer cette production (interdiction de photographier pendant les opérations par exemple) mais aussi pour la diriger : des concours photographiques étaient ainsi organisés, en incitant les appelés à traiter par l’image les grandes thématiques de la propagande officielle autour d’une armée qui « pacifie », protège, soigne, éduque … mais ne fait pas la guerre.
Certaines photos montrent une vie quotidienne, voire intime des familles : on pense particulièrement à une photographie d’une mère et de ses quatre enfants rendant visite clandestinement à leur père, membre du FLN ou encore à la photographie de la couverture du livre, prise dans une cour d’une baraque du bidonville de Nanterre le jour de l’indépendance. Comment alors articuler cette « hétérogénéité des expériences vécues à l’échelle individuelle » avec l’histoire politique et militaire de la guerre ?
MC : Les deux clichés auxquels vous faites référence sont certes produits par des amateurs, dans un cadre intime, mais ils ne ressortissent pas de la seule catégorie de la photographie de famille. Le fait même de prendre ces clichés était un acte fondamentalement politique. La famille Kitouni dans le Nord-Constantinois et la famille K. dans le bidonville de Nanterre, comme l’immense majorité des Algériens à l'époque, ne possédaient pas d’appareil photographique. En temps de paix, c’est un photographe ambulant, qui immortalise le père et ses quatre enfants dans une rue de Constantine. Une fois au maquis, le père possède un appareil photographique dans le cadre de son statut de commissaire politique, qui avait entre autres missions celle de documenter le combat de l’armée de libération nationale algérienne (ALN) et les conséquences des actions de l’armée française sur les populations civiles algériennes.
Le simple fait que cette photographie existe et soit parvenue jusqu’à nous, conservée précieusement cachée par la mère pendant toute la guerre, atteste de la dimension à la fois politique et militaire du combat des Algériens et, en particulier, de sa dimension médiatique. Face à l’immense machine de guerre déployée par les Français, les indépendantistes algériens disposaient de faibles moyens pour produire eux-mêmes des photographies. Ils eurent pourtant très tôt la conviction que l’image était indispensable pour concurrencer l’adversaire sur les terrains médiatique et diplomatique et qu’il leur fallait mettre en scène un autre récit, pour faire connaître et pour défendre, auprès du peuple algérien comme aux yeux du monde entier, la cause de leur combat pour l’indépendance. Pour cette photographie de famille au maquis, prise au risque de la clandestinité, le père compose une mise en scène savamment ordonnée, qui rappelle les images des soldats de l’ALN et remplit en partie la même mission que ces dernières : attester de la véracité de la lutte. Circulant parmi les combattants et hors des maquis, ces images participent à l’ancrage de la lutte d’indépendance algérienne dans la réalité quotidienne des populations puisqu’elles donnent un visage à l’idée révolutionnaire. Ayant valeur de manifestes, ces photographies remplissent une fonction de militance. Circulant du haut en bas de la société, elles l’irriguent en profondeur et peuvent devenir un instrument de conviction politique, favoriser le recrutement militant, nourrir la croyance populaire.