Mélanie Plouviez interroge la Révolution française et les débats qui ont suivi jusqu'au début du XXIe siècle sur le thème de l'injustice à l’œuvre dans l'héritage.
Se référant à l'ouvrage de Thomas Piketty (Le Capital au XXIe siècle), Mélanie Plouviez – maîtresse de conférence et spécialiste de philosophie sociale et politique – indique que la part du patrimoine hérité dans les ressources des générations nées aujourd'hui et depuis les années 1970, a retrouvé le niveau qu’elle atteignait pour les générations nées au XIXe siècle. Après un XXe siècle moins inégalitaire, la France est redevenue une « société d’héritiers ». Dans une société profondément inégale où l’héritage pèse plus que le travail dans la constitution du patrimoine, cette mécanique de l’hérédité façonne un ordre social dans lequel les plus grandes fortunes sont réservées aux individus issus de familles riches. Les autres peuvent, grâce à leurs efforts, leurs mérites ou leurs diplômes, obtenir de fortes rémunérations, mais il leur est impossible d’atteindre les positions patrimoniales les plus élevées. Mieux vaut hériter que travailler.
Cette inégalité et cette concentration patrimoniale n'ont cessé de s’accroître au XXIe siècle, entraînant même une « séniorisation du patrimoine » aux dépens des plus jeunes. Il est beaucoup plus difficile pour eux d'accéder aujourd'hui à la propriété d'un logement qu'il ne l'a été pour leurs parents ou leurs grands-parents. Pourtant, l'impôt successoral est aujourd'hui décrié, mal compris et surtout surévalué. C'est l’impôt le plus détesté des français alors qu'il constitue le seul moyen de réguler les excès de l'héritage. Aucun débat de fond n'est ouvert et la question de l'héritage est réduite à sa seule fiscalité ou à la fixation des taux d'imposition.
Le droit successoral et la Révolution française
Contrairement à notre époque, la question de l'héritage suscite au XIXe siècle de nombreuses discussions, interrogeant la légitimité de l'héritage et sa justification. Dès leur arrivée au pouvoir, les révolutionnaires français, dans un souci de justice sociale, s'étaient attaqué au droit d’aînesse et de masculinité en prônant l'égalité successorale parfaite désignée alors comme « égalité des partages » : aucun héritier désigné par la loi ne peut-être déshérité. Pour les nouveaux législateurs, ce n'est pas seulement une question familiale, c'est un enjeu social et politique qui doit déboucher sur une distribution égalitaire des patrimoines et des richesses.
En s'attaquant au droit successoral lui-même – et non à la fiscalité successorale – les parlementaires de 1794 nourrissent l'espoir qu'en partageant également au sein de la famille, les inégalités entre les familles décroîtront. Certains lanceront même l'idée (reprise plus tard) d'élargir le nombre des héritiers par l'adoption ou celle de restreindre le droit testamentaire.
On est face à une option philosophique qui limite le droit de propriété après la mort d'un individu : est-ce la famille, la société ou l'État qui doit hériter ? Et pour quel usage ? Dans le Discours sur l'égalité des partages, Mirabeau explique que le droit de propriété n'est pas un droit naturel mais une création sociale, concédée à l'individu, et qui ne peut pas être étendue au delà de sa mort : « Quand la mort vient à nous frapper de destruction, comment les rapports rattachés à notre existence pourraient-ils encore nous survivre ? » C'est donc à la société d'établir et de contrôler ce qu'il advient des biens à la mort de leur propriétaire. Tout enfant détient, de par sa naissance biologique, un droit naturel d'hérédité qu'il convient de faire respecter. Il faut abolir par conséquent ce reste de féodalité que constitue le droit d'aînesse et de masculinité en inscrivant le droit successoral dans la nouvelle constitution pour ouvrir la porte à l'égalité politique et sociale. Aux yeux des rédacteurs de la loi de Nivôse, mieux vaut privilégier ce dispositif que d'imposer une loi agraire brutale ou des droits de succession qui n'auraient qu'une fonction distributive (et non redistributive).
Dans le même esprit, de surprenantes propositions sont émises tout au long du siècle qui suit : par exemple, l'adoption obligatoire pour les riches d'enfants pauvres et non nécessairement orphelins et, si possible, issus des branches pauvres de la famille. Les familles riches étant moins fécondes, on évitera ainsi de concentrer la richesse patrimoniale sur un petit nombre d'héritiers. De plus, le législateur oblige les pères responsables de naissances illégitimes à assumer leurs responsabilités vis-à-vis des « bâtards » et donne un avenir aux enfants abandonnés, très nombreux en ce temps. Mise en question par la féodalité, l'adoption retrouve ainsi ses droits.
Abolir l'héritage familial ?
Pour autant, même si la fiscalité et le droit successoraux français doivent beaucoup à la Révolution française, l'égalité successorale parfaite ne lui aura pas survécu. Pour les théoriciens qui suivront, la famille – même transformée – n’apparaît plus comme un lieu possible d'égalisation sociale. Pour Marx, par exemple, les règles de transmission de la propriété ne peuvent changer celles de la détention privée de la propriété. L'abolition de l'héritage ne suffit pas pour abolir la propriété privée des moyens de production. Bakounine, en totale opposition avec Marx, considère au contraire que le droit d'héritage constitue le socle de la propriété privée et qu'il faut commencer par supprimer le premier pour parvenir à un socialisme de la propriété.
C'est à ce socialisme de transmission que Mélanie Plouviez consacre la deuxième partie de son livre, en évoquant tout d'abord Johann Gottlieb Fichte, penseur de la Révolution française que l'on associe rarement à la question de l'héritage. À l'encontre des révolutionnaires, Fichte fait d'abord valoir que chacun devrait être héritier de tous et que tout individu a le droit d'hériter de chaque défunt. Après la mort, les biens formés retournent à la communauté originaire, ouvrant un droit de propriété à l'humanité tout entière. Cette théorie brise l'unité patrimoniale à laquelle la législation successorale révolutionnaire avait tant travaillé : la justice distributive impose de distinguer des modalités différenciées de transmission selon que la propriété transmise est le fruit ou le moyen du travail. Les instruments de travail ne peuvent pas se transmettre comme n'importe quel autre type de biens et chaque mort remet en jeu la distribution des ressources et des richesses. Fichte distinguera par la suite la « propriété-chose » et la « propriété-activité », ce dernier concept étant repris dans nombre de théories socialistes sous la forme du « droit au travail ». La propriété-activité, entendue comme droit exclusif à exercer telle activité déterminée à partir de ressources également déterminées n'engendre pas un droit de propriété sur ces ressources elles-mêmes. En toute logique, pour Fichte, c'est de l’État que les individus tiennent leur sphère d'activité respective, c'est l’État qui les leur alloue sans possibilité de les transmettre au-delà de leur temps de vie.
Les saint-simoniens vont plus loin et veulent parachever l'œuvre de la Révolution en prônant l'abolition pure et simple de l'héritage, forme parmi d'autres de l'exploitation de l'homme par l'homme.Toute forme de propriété, même celle des fruits du travail, doit être intransmissible. C'est dénoncer en même temps l'oisiveté : les oisifs, qui ne font rien, sont riches ; les travailleurs, qui font tout, sont pauvres. Selon les formules cinglantes du saint-simonien Prosper Enfantin, les sociétés industrielles confient ce qu'elles ont de plus précieux (les instruments du travail) à la « distribution aveugle, fortuite, imprévoyante de l'ordre selon la naissance, à la loterie de l'hérédité, à l'arbitraire du hasard de la naissance, le plus aveugle de tous ». Face à l'hérédité, c'est le principe de capacité qui doit prévaloir. Les saints-simoniens proposent par là une configuration originale de la propriété comme propriété-fonction sociale. Dans un régime industriel achevé, tous les travailleurs – publics ou privés – seront fonctionnaires propriétaires de leur instrument de travail durant le temps de leur carrière professionnelle et avant leur retraite ou leur mort.
Une cotisation post mortem ?
L'une des positions abolitionnistes du XIXe siècle les plus détaillées se rencontre là où on ne l'attendait pas. Émile Durkheim se singularise en liant la condamnation de l'héritage familial (et son transfert aux organisations de travailleurs) avec le projet de fondation d'une nouvelle science, la science des sociétés, la sociologie. Ce n'est pas par hasard que tout débute pour Durkheim par une sociologie de la famille. En étudiant et en classifiant les types familiaux, il en vient à présenter l'héritage comme une survivance du communisme familial primitif, totalement inadaptée à la famille conjugale moderne.
En effet, au fur et à mesure de l'évolution sociale, la famille diminue en taille et se trouve progressivement réduite au noyau des conjoints et de leurs descendants immédiats (jusqu'à leur majorité). Les familles claniques liées par un attachement commun à leur patrimoine ont laissé la place à la famille conjugale moderne qui peut tenir par les seuls affects familiaux. La transmission héréditaire n'est plus l'armature de la famille et il est alors possible d'abolir l'héritage familial sans la fragiliser outre mesure. La propriété individuelle a tout son sens durant la vie de l'individu mais doit ensuite être transférée à une propriété collective non familiale, de type professionnel ou corporatif. Ce ne peut être ni l’État – trop éloigné des individus – ni une organisation syndicale mais une institution regroupant tous les membres d'une même profession ; au sein d'instances démocratiques, employeurs et employés délibèrent et décident conjointement, de l'organisation de leurs activités. C'est à de telles corporations rénovées que les héritages familiaux – tant les biens produits que les moyens de production – doivent être transférés à la mort des propriétaires. Seule une fraction modeste du patrimoine du défunt pourra continuer à être transmise à sa famille.
Ce faisant, la corporation rénovée est, pour Durkheim, une institution socialiste, une socialisation de la vie économique. Elle a, à ce titre, une seconde fonction : financer la protection sociale par l'héritage (retraites, assurance, prévoyance...), tout individu léguant obligatoirement à sa mort tous ses biens à la corporation. Durkheim, dans cette conception avancée, distingue la logique assistancielle de la charité publique (ou étatique) et la logique garantiste des droits sociaux, anticipant ainsi une ligne de distinction qui sera ultérieurement structurante dans l’État social français.
Ce retour sur les débats autour de l'héritage au XIXe siècle permet d'en éclairer la réalité plurielle. Entremêlant l'économique, le juridique et le domestique, l'héritage est aussi un instrument de politique publique. Est ainsi posée la question du hasard dans les inégalités sociales et celle de l'égalité entre générations. Est-il juste, par exemple, que l'accumulation des richesses par une génération freine les opportunités de la génération suivante ? Quel est le fondement et la légitimité de la propriété individuelle ? Quels sont les rôles respectifs de la famille et de l’État dans les protections individuelles ? On peut aller plus loin : quelle contribution lègue-t-on aux siens et à la société ? Finalement, l'héritage va-t-il de soi ?
Les auteurs interrogés par Mélanie Plouviez au cours de cet ouvrage nous aident à penser que, dans le passage de la vie à la mort, dans ce moment où les biens n'ont pas encore changé de main, il est possible d'opérer, non pas seulement une distribution moins inégalitaire des propriétés, mais plus profondément un « changement dans la nature même de la propriété ». Pour ces penseurs, ce changement est inévitable mais seule la voie graduelle permettra une transformation réelle et radicale de la propriété. Ce que la propriété-activité de Fichte, la propriété fonction des saints-simoniens, la corporation propriétaire de Durkheim dévoilent, c'est que le droit de propriété, même individuel, même privé, est le moyen d'accomplissement d'une fonction sociale qui a été confiée par la collectivité au propriétaire individuel. Derrière cette imbrication, c'est la perspective d'une refondation possible du travail, qui, en libérant le travailleur d'un rapport marchand à sa propre activité, élargit celle-ci au delà de l'intérêt particulier familial. Abolir l'héritage familial, c'est, pour ces penseurs, élargir la visée du travail au collectif large que forme la société présente mais aussi à venir. En nous obligeant à réinterroger des pensées méconnues et par une passionnante incursion dans les débats parlementaires des révolutionnaires de 1792, en dévoilant des aspects peu connus de la pensée de Fichte et en défendant avec Durkheim, l'idée d'une socialisation de l'héritage, Mélanie Plouviez nous invite à repenser tout ce qui relève aujourd'hui de la transmission du patrimoine et de la succession des biens. Sa réflexion politique est sans concession mais ne verse pas pour autant dans l'utopie.