Arnaud Orain relit l’histoire du capitalisme sous l’angle de l’accaparement des ressources, en analysant ses logiques d’appropriation, de domination et de contournement du marché.

Karl Polanyi situe l’apogée du capitalisme entre 1830 et 1930, période durant laquelle le système de marché autorégulé s’impose, entraînant la marchandisation de la terre, du travail et de la monnaie. Après la Seconde Guerre mondiale, nos sociétés connaîtront une démarchandisation partielle du travail et de la monnaie. Toutefois, la révolution néolibérale des années 1980 est perçue par de nombreux critiques comme une nouvelle poussée de ce système. Depuis 2010, ce dernier doit faire face à une série de crises de plus en plus graves.

L’économiste et historien Arnaud Orain propose une périodisation différente dans son ouvrage Le Monde confisqué. Il y retrace l’histoire d’un capitalisme qu’il décrit comme « capitalisme de la finitude » — qu’on pourrait aussi qualifier de « capitalisme d’accaparement » — s’étendant du XVIe siècle à nos jours, dont il affirme qu’il réapparaît périodiquement en dehors des périodes durant lesquelles le capitalisme libéral réussit à s’imposer.

La résurgence périodique d’une volonté d’accaparement des ressources à l’international

Son analyse se concentre principalement sur les échanges internationaux – davantage de biens que de services – laissant ainsi de côté d’autres dimensions généralement considérées dans l’analyse du capitalisme et de son émergence. Selon Orain, les périodes où le capitalisme libéral et le libre-échange dominent se limitent à deux séquences : de 1815 à 1880 (avec un pic entre 1850 et 1870) et de 1945 à 2010 (jusqu’en 1980, sous une forme tempérée par l’intervention publique). À l’inverse, il identifie trois périodes clés durant lesquelles prédomine le « capitalisme de la finitude » : les XVIe-XVIIIe siècles, 1880-1945 et de 2010 à nos jours.

Orain définit ce capitalisme comme « une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d'actifs — terres, mines, zones maritimes, personnes esclavagisées, entrepôts, câbles sous-marins, satellites, données numériques — menée par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier en dehors du principe concurrentiel  »   . L'expression « capitalisme de la finitude » met en exergue le moteur de ce phénomène : « un sentiment angoissant (continuellement réactivé), suggéré par des élites, mais largement diffusé dans les opinions publiques : celui d’un monde "fini", autrement dit borné, limité, qu'il faut s'accaparer dans la précipitation  »   .

Après la première colonisation, qui se termine à la fin du XVIIIe siècle, le besoin croissant de matières premières pour alimenter l'économie justifie à nouveau, à la fin du siècle suivant, un second colonialisme et une rivalité accrue entre les nations. Le sentiment d'une limitation et d'une raréfaction des ressources, qui redevient prégnant à partir de 2010, notamment en lien avec la transition énergétique, relance ensuite également la course à l'accaparement.

Orain examine ce capitalisme de la finitude sous trois angles : la fermeture et la privatisation des mers et le rôle que peuvent jouer dans ce contexte les marines de guerre et marchandes ; la relégation au second plan des mécanismes de marché dans les échanges internationaux, au profit d’échanges au sein de zones protégées, de monopoles, d’ententes et de coercition violente ; et enfin l’accaparement de ressources à l’international, reposant sur le contrôle par des entreprises publiques ou privées de vastes espaces.

Pour illustrer ses hypothèses, Orain s’appuie sur des discours de contemporains, parfois peu connus ou quelque peu oubliés, tels que l'officier de marine Alfred Mahan (1840-1914), le professeur d'économie William Cunningham (1849-1919) ou l'économiste et historien Gustav Schmoller (1838-1917), qui ont tous les trois écrit à une époque où le protectionnisme et les ambitions coloniales renaissent, après 1880. Orain détaille également les outils concrets par lesquels ces orientations ont été mises en œuvre et montre la persistance de ceux-ci aux différentes périodes qu’il examine. Cette approche, qui ignore délibérément les développements souvent formalisés et abstraits de la discipline de l’économie internationale, fait le choix d’une économie descriptive.

Les caractéristiques essentielles du capitalisme de la finitude à travers les époques

Orain explique ainsi que la « liberté des mers », qui s'est fortement réduite ces dernières années, n'a réellement existé que durant les périodes où un pays était hégémonique sur le plan naval, comme la Grande-Bretagne après 1815 ou les États-Unis après 1945. Cette liberté disparaît en période de contestation hégémonique : les flux sont entravés, les stocks (de poissons, d’hydrocarbures, de minerais, etc.) sont privatisés. Dans ce contexte, la marine de guerre sert à protéger son commerce et l’exploitation de ses ressources, ou, en période de conflit, à gêner ou empêcher celui ou celle des autres protagonistes. Pour les nations disposant d’une marine marchande, celle-ci tend à se militariser. Les empires cherchent alors à imposer leur loi.

Orain aborde ensuite le rejet du principe de concurrence. Celle-ci n’est vraiment défendue que par les acteurs dominants qui peuvent imposer leurs règles et tant que cela les avantage. Lorsque cette domination est contestée, ils optent au contraire pour une politique de puissance. L’auteur montre que les bienfaits des ententes et des monopoles pour contrer la concurrence étrangère sont régulièrement vantés, avec un discours remarquablement constant à travers le temps. Il examine ensuite les instruments concrets mis en œuvre pour asseoir cette puissance : les échanges orientés entre pays amis ou vassaux, à l’exclusion des autres ; les monopoles de droit ou de fait (provoqués par la concentration extrême de certaines entreprises) et les ententes entre entreprises pour réguler le marché. L'auteur montre ici également la persistance de ces outils au fil des époques.

Enfin, la troisième caractéristique concerne l'accaparement des ressources à l’international par des compagnies publiques ou privées. Elle prend en particulier dans la dernière période, explique l’auteur, la forme du « système des entrepôts », ce « maillage territorial mondial des débuts de la modernité », qui fait aujourd’hui un retour fulgurant à travers les investissements des grands armateurs mondiaux et des entreprises de la grande distribution. Orain y voit du reste la traduction de la domination de la logistique et du transport sur la fabrication. Toutefois, on pourrait lui objecter que cela ne s’applique pas nécessairement aux services qui occupent désormais une place déterminante dans nos sociétés postindustrielles. Comme dans le cas des grandes compagnies de commerce du passé, ce phénomène peut aussi revêtir la forme de prérogatives souveraines exercées désormais par de grandes entreprises de nouvelles technologies, propriétaires d’infrastructures absolument essentielles, ou encore de la prise de contrôle d’actifs physiques, principalement de terres, par d’autres grandes entreprises privées. La compétition s’étend ainsi de manière significative au-delà des États, impliquant de nombreux acteurs souverains aux intérêts parfois divergents.

Vers une sobriété radicale, comme alternative au capitalisme de la finitude

Cette réflexion invite à interroger notre manière d'interagir avec un monde en proie à des dommages environnementaux massifs et à un déclin alarmant de la biodiversité sans négliger les considérations de géopolitique et partant de souveraineté. Alors que certains, à l’instar de Donald Trump, choisissent de tourner le dos à ces enjeux, il devient vital de prendre conscience des ressources considérables qu’exige la transition écologique et des conflits et situations de domination qui pourraient en découler. Orain suggère que cela devrait nous déterminer à nous engager dans la voie d'une sobriété radicale, qu'il ne définit toutefois pas davantage.

Cet ouvrage nous pousse à réévaluer notre compréhension des dynamiques économiques contemporaines. En plaçant l’accaparement des ressources et la fermeture des échanges au cœur de sa réflexion, à un moment où le gouvernement de Trump en fait l'axe essentiel de sa politique, l’auteur remet en question l’idée d’une croissance insoutenable parce que pilotée par le système de marché (elle peut être insoutenable sans cela !), tout en nous incitant à envisager une autre manière d’user des ressources qu’offre le monde en préservant ses équilibres essentiels.