Comment les arts plastiques, le cinéma ou la littérature ont-ils influencé la philosophie de J. Rancière ? Un ouvrage collectif éclaire ces liens entre pratiques esthétiques et pensée politique.
Les études consacrées à la philosophie de Jacques Rancière abordent des thèmes variés : l’interruption, l’expérimentation, le voyage et les frontières, l’action politique et le refus du consensus. La question des arts est également représentée, mais se déploie généralement dans une seule direction : on s’interroge sur l’impact de la pensée de Rancière sur les artistes — et notamment ceux avec lesquels il a travaillé —, c’est-à-dire sur ce que Rancière fait aux arts.
L’ouvrage collectif Jacques Rancière et les arts. Esthétiques de l’égalité prend résolument le contre-pied de cette approche. Plutôt que de suivre une logique d’application de concepts philosophiques à des œuvres, il explore l’influence inverse et explore ce que les arts font à la pensée de Rancière. Cette inversion est essentielle pour comprendre l’élaboration même de la pensée ranciérienne, dont on sait qu’elle s’est transformée au contact d’archives inattendues, comme les lettres d’ouvriers du XIXᵉ siècle.
Globalement, les auteurs refusent de présenter la philosophie de Rancière comme un système philosophique figé. Ils soulignent au contraire la difficulté propre à la lecture de ce penseur, dont l’écriture procède par « espace de sédimentation » — selon la formule de La méthode de l’égalité.
Par l’intermédiaire de 12 articles ainsi que plusieurs entretiens avec des artistes contemporains, l’ouvrage étudie la manière dont le cinéma, les arts plastiques, la littérature, la photographie, le théâtre et la danse ont pu transformer la pensée du philosophe. Ce faisant, il interroge les rapports dynamiques qui s’instaurent entre les différentes pratiques artistiques, dans leur singularité, et la pensée philosophique. L’ensemble se déploie dans une logique de critique esthétique et politique, contribuant à une « contre-histoire de la modernité » telle que Rancière la dessine lui-même. Cette orientation se double d’un riche cahier d’images (photographies, photogrammes, reproductions d’œuvres) qui prolonge les analyses visuellement.
Repenser le « partage du sensible »
L’un des fils conducteurs de l’ouvrage est le célèbre concept de « partage du sensible ». Les contributions reviennent sur les traductions ambiguës du terme — « distribution » en anglais ou en allemand, comme l’indique Julian Radlmaier, voire « rassemblement » — qui tendent à en effacer la dimension conflictuelle. Bien plus, les articles successifs pointent les difficultés de compréhension et d’usage de cette expression, et mettent en garde contre le « véritable contresens » qui la détourne complètement. Ainsi, le « partage du sensible » est trop souvent compris en un sens religieux, celui de donner à l’autre une part de ce que l’on possède. Or, ce concept désigne en réalité la manière dont les sociétés instituent l’inégalité en établissant les frontières des corps, des fonctions, des prises de parole, du visible et du dicible.
Dans cette optique, les arts constituent pour Rancière des forces capables de reconfigurer le partage du sensible. Marie-Jeanne Zenetti, par exemple, le montre avec clarté en analysant la réception de Rancière dans les débats sur la littérature contemporaine. Elle démonte les oppositions par trop schématiques entre nostalgie d’une forme datée de littérature consacrée aux recherches formelles, d’une part, et dénonciation de l’uniformisation culturelle de la littérature contemporaine (à la manière de l’École de Francfort), d’autre part. Elle montre que, du point de vue de la philosophie de Rancière, ces discours critiques partagent le même cadre idéologique.
D’autres contributions éclairent des enjeux complémentaires, en revenant notamment sur les penseurs que Rancière critique pour avoir, selon lui, dépolitisé la politique. Ces théoriciens réduisent l’action politique à une posture compassionnelle à l’égard des « victimes », occultant ainsi les logiques structurelles qui organisent la société en répartissant les places, les rôles et les titres à gouverner ou à être gouverné.
L’art comme politique
Il était inévitable que l’ouvrage s’attarde aussi sur le sens que Rancière accorde à la notion de « politique » en art. Trop souvent, la question est posée de manière simpliste, réduisant la réflexion à une alternative réductrice entre, d’un côté, la pureté de « l’art pour l’art », de l’autre la figure de l’artiste engagé. Pour Rancière, cette opposition est trompeuse : l’artiste ne choisit pas entre se consacrer à son œuvre ou faire de la politique : l’œuvre possède une dimension politique intrinsèque, à savoir sa capacité à redistribuer les régimes de visibilité, et donc à rompre avec l’ordre (artistique ou sensible) établi.
Les contributions sur le cinéma (Béla Tarr, Chris Marker, Takeshi Kitano, entre autres) illustrent bien cette idée : les œuvres étudiées ne sont pas « politiques » au sens militant, mais elles portent en elles un dissensus. Cela tient également à un déplacement de l’angle de perception des œuvre d’art : celles-ci ne sont pas saisies à partir de leur mode d’existence élitiste (les artistes, leurs institutions et leur public désigné) mais en tant de forme d’expression s’adressant à n’importe qui.
L’un des mérites du livre est d’éviter la tentation d’aborder la pensée de Rancière à partir d’une dispersion fondamentale (dissociant le Rancière philosophe de l’historien ou de l’esthéticien) et d’insister au contraire sur l’unité de sa méthode. Raphaël Jaudon souligne notamment que chaque analyse de Rancière part d’une « scène primitive » — sorte de noyau esthétique à partir duquel se déploie sa lecture — et que ces « petites machines optiques » ont une fonction argumentative propre.
Il convenait également d’aborder la question du « régime esthétique » de l’art, que Rancière distingue des caractéristiques propres à tel ou tel domaine artistique. Bien que cette histoire plus large ne fasse pas l’objet d’une analyse en tant que telle dans l’ouvrage, elle affleure en filigrane dans la majorité des contributions.
Penser avec et à partir de Rancière
Les explorations conduites dans l’ouvrage suivent deux grands axes. Le premier interroge la manière dont Rancière lit les œuvres dont il parle. Il ne propose pas des analyses conventionnelles mais plutôt des « scènes », énonçant les principes valant comme points d’appui pour penser et permettant d’analyser sa répétition au cours de l’histoire. Ainsi de la scène du conflit entre plébéiens et patriciens sur l’Aventin qui a servi au philosophe à déterminer sa notion de politique, comme le remarque Raphaël Jaudon. Ce dernier relève encore comment le philosophe ne cesse de briser les frontières traditionnelles qui entourent son travail : lectures symptomales (à la manière d’Althusser) aux lectures littéraires, illustration narrative et invention sensible, connotation sociale d’une œuvre et statut esthétique indifférencié.
Le second axe explore les collaborations concrètes avec des artistes. On y retrouve le témoignage d’Esther Shalev-Gerz, relatant une coopération avec Rancière, ainsi que celui du cinéaste Sylvain George. Il y a aussi des analyses de relations indirectes : Julie Noirot, Dork Zabunyan ou André Lepecki proposent autant de lectures critiques des textes du philosophe par des artistes ou des théoriciens qui, sans contact direct avec lui, ont noué un dialogue théorique avec son œuvre. Ainsi en va-t-il de la lecture fructueuse d’un texte de l’artiste théoricien Victor Burgin et de la position du photographe Philippe Bazin, qui défend Pierre Bourdieu contre la lecture à ses yeux réductrice qu’en propose Rancière.
En somme, ce volume a le mérite de mettre à l’épreuve les concepts de Rancière, d’en explorer les tensions, les limites, mais aussi la fécondité dans la rencontre avec les pratiques artistiques. Il se distingue ainsi des ouvrages qui cèdent à la fascination pour cette pensée. Au contraire, il engage une remise en question salutaire des lectures figées de Rancière, en retrouvant ce qui en fait encore aujourd’hui une pensée vive : la capacité à déplacer, troubler et réinventer les formes de notre rapport au sensible.