En parcourant l’Italie et en observant les fleurs qui y foisonnent, Marion Grébert jette un regard original sur les lieux historiques et les tableaux classiques.
Marion Grébert, ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon et docteure en histoire de l’art, propose dans Pourquoi les fleurs ? un voyage en Italie pas comme les autres. Loin des itinéraires touristiques classiques, elle nous entraîne dans une exploration érudite et poétique des fleurs à travers les tableaux, les monuments, la littérature et les paysages. Si Rome est une étape essentielle de ce périple, ce sont en réalité près de quarante lieux qui composent sa traversée : de l’Italie à la Flandre, de l’Espagne à l’Allemagne, jusqu’à l’Angleterre. Un voyage double, à la fois géographique et iconographique, qui pourrait se suivre sur une carte croisant lieux réels et lieux picturaux.
Mais pourquoi les fleurs ? L’autrice résume son propos ainsi : « On ne soupçonne pas la complexité des réseaux de connotations et de chronologies qui s’entremêlent dans une rose » — ce constat vaut d’ailleurs pour toute autre fleur. Car, bien souvent, les fleurs sont prises dans une alternative indépassable : l’insignifiance ou la surenchère symbolique. En d’autre termes, elles oscillent entre le dérisoire et la surdétermination.
Grébert cherche justement à sortir de cet antagonisme, à interroger la présence quasi systématique – et pourtant peu commentée – des fleurs dans les tableaux classiques. Pourquoi, par exemple, Giotto associe-t-il des fleurs aux actions de saint François d’Assise ? L’hypothèse de l’arbitraire semble peu probable. C’est donc pour donner du sens à ce constat que l’autrice parcourt les fleurs des villes tout comme celles des musées.
Rome : une initiation aux fleurs
« Ce sont les fleurs qui m’ont initié à Rome bien plus que les monuments », affirme Marion Grébert. Au fil de ses promenades dans la Ville Éternelle, elle décrit des chemins jalonnés ou entremêlés de fleurs comme, dit-elle, « un treillage sur le mur de l’histoire ». L’image fondatrice de sa réflexion provient d’un tableau d’Anne-Louis Girodet représentant Chateaubriand méditant sur les ruines romaines (1808-1809) : ce ne sont pas les ruines mais bien quelques fleurs figurant sur la toile qui l’interpellent, l’ouvrant à toute une série de réflexions sur le temps, les ruines, l’opposition entre vie et mort, nature et artifice.
« Les fleurs sont le spontané et le civilisé, la campagne et la ville, le bien commun et la joie privée », écrit-elle. Ces ambivalence appellent à revisiter une multitude de tableaux : Léonard de Vinci, Giotto, Fra Angelico, Botticelli, Titien, les portraits du Fayoum, d’innombrables Annonciations, ou encore la chambre de Livia (l’épouse d’Auguste) à Rome. L’autrice offre également une magnifique lecture littéraire de la rose chez Cherubini.
Plus elle avance dans ses périples, plus deux questions s’imposent : pourquoi les fleurs surgissent-elles dans tel ou tel tableau, et pourquoi cette extrême précision graphique dans leur représentation ?
Fleurs et Histoire
Ces interrogations excèdent toutefois l’esthétique pour toucher à l’histoire collective. De l’Antiquité à la Modernité, les fleurs s’inscrivent dans les croyances, les écrits, les doctrines ou la vie quotidienne et les passions politiques. Elles accompagnent les systèmes religieux, marquent les rites civiques ou religieux, et participent à des transformations idéologiques majeures. L’autrice montre ainsi comment les fleurs ont accompagné, à leur manière, le passage du paganisme au christianisme, puis le schisme entre catholiques et protestants, et enfin l’effacement progressif des religions.
Dans un moment central de l’ouvrage, elle analyse la volonté de l’Église catholique de contrôler, voire d’éliminer, la présence des fleurs dans l’espace public et l’imaginaire des fidèles. Certaines guirlandes ont ainsi disparu de la vie collective. Mais avec le déclin de la puissance de l’Église, les fleurs sont revenues : dans les couronnes républicaines, les lauriers, les collections privées, les herbiers. Les républiques, à leur tour, ont investi les fleurs de significations nouvelles et laïques.
Un fil discret mais constant traverse l’ouvrage : la figure de Pier Paolo Pasolini. Les fleurs sont présentes dans son œuvre littéraire et cinématographiques, mais également sur le sol, à l’endroit précis où il a été assassiné dans la banlieue de Rome, à Ostie.
Cette évocation conduit Marion Grébert à élargir son analyse aux jardins, puis aux lieux de mémoire les plus sombres. À Auschwitz, à Birkenau, à Varsovie, elle évoque ces fleurs aperçues lors des « marches de la mort » – ces fleurs que Robert Antelme et Charlotte Delbo commentent si justement. Fleurs sans gloire, n’ayant pas le privilège de passer à la postérité grâce à la peinture, mais dont la valeur a été essentielle à ceux qui les ont contemplés.
La symbolique des fleurs
Entre les mains des artistes ou des écrivains, les fleurs deviennent davantage que des ornements. Dans les Annonciations, elles jouent un rôle central : dans ces tableaux qui présentent Marie apprenant qu’elle va porter le fils de Dieu en elle, la fleur se substitue symboliquement à l’acte sexuel ou figure l’esprit saint. La spécificité de ces fleurs est qu’elles ne fanent pas — puisque faner, ici, signifierait le passage du temps, ce qui est exclu dans ce contexte théologique.
Plus largement, l’autrice montre que les fleurs font office de signes, des messages, des lettres, bien au-delà de l’« annonce » évoquée précédemment. C’est notamment la mort qui est symboliquement annoncée par les fleurs dans les œuvres picturales ou littéraires. Relire Pline permet de voir à quel point la fleur devient, en ce sens, un objet philosophique : alors que, dans le cas des fleurs naturelles, la nature les engendre pour « un seul jour », les fleurs façonnées par les humains dans leurs œuvres échappent au temps et inspirent l’irréversibilité.
Mais cette idéalisation ne masque pas la réalité sociale : l’autrice insiste sur l’inégalité de notre rapport aux fleurs. Tout le monde ne possède pas les ressources nécessaires pour jouir des fleurs, de même qu’on ne jouit pas de la même manière des fleurs des champs ou des fleurs urbaines, des fleurs en pot ou en vase, des fleurs discursives ou iconographiques. Ainsi, les fleurs sont prises dans des rapports sociaux tout autant que dans des rapports historiques.
En somme, contrairement à la célèbre formule d’Angélus Silesius selon laquelle « la rose est sans pourquoi », cet ouvrage nous démontre que, lorsqu’elle est peinte, la rose est au contraire saturée de « pourquoi ».