Rémi Kauffer nous raconte l’envers de la Seconde Guerre mondiale, la course à l’information, au secret militaire ou industriel, et certaines des opérations les plus méconnues de l’histoire.

Historien du renseignement et des services secrets, par ailleurs ancien journaliste au Figaro et au Point, Rémi Kauffer s’est fait une spécialité d’évoquer les hommes et les femmes de l’ombre depuis quarante ans. On lui doit ainsi une Histoire mondiale du renseignement   , cosignée avec Roger Faligot ; une galerie fascinante de 60 portraits de maîtres espions, célèbres ou méconnus, Les maîtres de l’espionnage   , et plus récemment un remarqué Les Espions de Cambridge   , sur les taupes soviétiques au sein des services secrets de Sa Majesté.

Avec un goût prononcé de la narration et une plume alerte, l’auteur nous plonge dans les coulisses de l’affrontement entre services secrets pendant la Seconde Guerre mondiale, entre 1939 et 1945. Pas d’inquiétudes pour le lecteur novice, l’auteur, aussi pédagogue que passionnant, veille à introduire tous les protagonistes de son histoire, à travers un premier chapitre transversal, dans lequel il nous initie aux us et coutumes de chaque maison, des bords de la Tamise aux subtilités du pays du Soleil levant.

D’un espionnage de guerre à une guerre de l’ombre

C’est pas à pas, en commençant par l’incident de Venlo, en novembre 1939, lors duquel services allemand, britannique et néerlandais échangent des coups de feu, alors que la coutume veut pourtant « qu’entre officiers des services secrets, coups tordus et croque-en-jambes soient au programme, mais assassinats, non »   , que l’auteur nous introduit à une véritable transformation du renseignement. La drôle de guerre de mai-juin 1940 sert en effet de toile de fond à une mutation du renseignement : le Premier ministre britannique Winston Churchill encourageant personnellement le déploiement de plusieurs opérations commando, fondées sur la capacité de « débarquer par surprise des éléments légèrement armés, des unités agiles, habituées à travailler comme des meutes, sans se déplacer avec la lourdeur inhérente aux unités régulières »   .

Voilà donc, non seulement, un monde du renseignement en pleine mutation sous l’effet d’une guerre moderne, mais aussi des services fracturés du fait de l’occupation allemande d’une grande partie de l’Europe, à l’image du renseignement français, entre fidélité vichyssoise et engagement aux côtés du général de Gaulle et du fascinant André Dewavrin, dit colonel Passy. Une France Libre que les Anglais espèrent très tôt infiltrer, l’auteur évoquant l’affaire Muselier, bien connue des passionnés de la période, et les tempétueuses relations entre Alliés, en dépit d’une unité de combat. Détour français qu’il complète par un très intéressant et original chapitre sur le renseignement polonais clandestin en France, qui donne parfois le tournis.

Un regard nouveau sur une guerre connue

Cette histoire mondiale du renseignement ne pouvait pas faire l’impasse sur quelques grandes dates de la guerre et l’auteur y consacre en conséquence d’importants chapitres, à commencer par la duperie allemande avant l’invasion de la Russie soviétique en juin 1941. On y croise l’espion Richard Sorge, né sujet du Kaiser, ayant combattu sous l’uniforme allemand pendant la Première Guerre mondiale mais passé au service des Russes par communisme, et notamment au service de la « Maison du chocolat », les services secrets de l’Armée rouge, qui multiplie, en vain, les alertes à l’endroit de Staline, sans être entendu. Il mourra dans l’anonymat, les Japonais l’ayant arrêté en octobre 1941 et pendu en novembre 1944, Nikita Khrouchtchev ne reconnaissant son combat au service de la Russie qu’en 1964 et le faisant alors héros de l’Union soviétique.

Tout aussi passionnants sont les deux chapitres consacrés au renseignement américain, dans lesquels Rémi Kauffer rend hommage à William Donovan, dit « Wild Bill », un vétéran de la Première Guerre mondiale que le président Franklin Delano Roosevelt envoie en Europe comme émissaire et qui dirige, à partir de juillet 1941, l’Office of the Coordination of Information, « une super-organisation d’intelligence »   , et William Stephenson, un Canadien chargé d’installer une officine du renseignement britannique sur le sol américain pendant la guerre, les deux hommes étant les pères de l’Office of Strategic Services (OSS), la première agence de renseignement américain, créée en juin 1942, quelques mois après l’attaque japonaise de Pearl Harbour, un « Waterloo du renseignement »   . En miroir, l’auteur nous soumet également un chapitre très documenté sur le renseignement soviétique, dans lequel on sent, en germes, les prémices de la Guerre froide, sur fond de course à l’armement atomique et de suspicions réciproques entre les Alliés.

Mais c’est surtout dans Alger, tragique et plein d’épées comme aurait dit Victor Hugo, « entrelacs de complots »   comme le raconte Rémi Kauffer, que se noue un affrontement entre Français, résistants et vichystes, mais aussi giraudistes et gaullistes, quand les Américains et les Britanniques ne donnent pas, eux-mêmes, du coup de coude à partir de 1942. Ce qui conduit l’auteur à s’interroger sur les relations entre les services de renseignement et les réseaux de résistance français, mais aussi aux relations pas toujours évidentes entre les réseaux eux-mêmes. Des réseaux auxquels il consacre de nombreuses pages, en n’oubliant pas l’Espagne et la Hollande.

Changement de perspective

Ce qui amène, presque naturellement, Rémi Kauffer à s’interroger sur les évolutions des services de renseignement pendant la guerre, détaillant ce qu’il y a lieu de considérer comme de véritables innovations : raids du Special Air Service (SAS), popularisés par la série TV à succès Rogue Heroes, appui militaire et technique aux réseaux de résistance via les Jedburghs, des envoyés spéciaux parachutés en territoire occupé, attaques coordonnées sur les infrastructures de transport ou d’énergie, comme les oléoducs, mais aussi espionnage industriel, course aux technologies et au secret des communications.

Et peut-être plus que tout, une sorte de grand jeu de dupes (deception), que l’on retrouve à plusieurs moments de la guerre, mais notamment lors de l’invasion alliée de la Sicile, en 1943, les Alliés rivalisant alors d’idées pour gonfler leurs forces via « la création d’unités imaginaires »   et détournant le regard des Allemands en leur livrant le cadavre d’un faux soldat, porteur de documents, l’opération Mincemeat, récemment mise à l’écran par le film La Ruse avec Colin Firth ; puis au moment du débarquement en Normandie, en 1944, que les Allemands pensaient prévus dans le Pas-de-Calais, du fait de faux renseignements.

C’est le regard à l’Est que Rémi Kauffer termine son histoire mondiale des services secrets, nous plongeant dans les coulisses des négociations sino-américaines et nous faisant même rencontrer le frère d’Ian Fleming, le « père » de James Bond, Peter Flaming s’illustrant en effet, en 1942, en laissant les Japonais tomber inopinément sur le sac à dos d’un faux officier britannique contenant l’annonce d’un prompt renfort militaire, une vieille ruse déjà utilisée par les soldats de Sa Majesté pendant la Première Guerre mondiale pour freiner l’avancée des Ottomans, de quoi faire dire qu’en matière de renseignement, c’est parfois dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes !