Étienne Anheim et Paul Pasquali livrent une archéologie intellectuelle surprenante de l’habitus de Bourdieu à partir de son édition de deux textes d’Erwin Panofsky sur l’architecture gothique.
En 1967 paraissait dans la collection « Le sens commun », aux Éditions de Minuit, Architecture gothique et pensée scolastique d’Erwin Panofsky (1892-1968), traduit et postfacé par Pierre Bourdieu (1930-2002). Les travaux de l’historien de l’art allemand, émigré aux États-Unis en 1933 et devenu professeur à Princeton, aujourd'hui mondialement célèbre pour ses études sur Dürer, la Renaissance et l’iconologie, n'étaient alors que très peu connus en France. Mais cette publication ne se contentait pas de pallier ce retard, en offrant une traduction inédite au public français ; elle se présentait plutôt comme une réflexion nouvelle qui dépassait le cadre disciplinaire de l’histoire de l’art. André Chastel, historien de l’art de la Renaissance, ne s’y trompait pas en intitulant son compte rendu très critique dans Le Monde du 28 février 1968 : « L’histoire de l’art parmi les sciences humaines » et en critiquant « les sonnailles de la dernière mode intellectuelle ». Ce reproche montre bien que cette édition était surtout l’occasion pour le jeune sociologue qu’était alors Pierre Bourdieu de briser les frontières des disciplines en inscrivant le travail de Panofsky dans les sciences sociales et en se nourrissant de cette pensée pour formuler son concept d’habitus.
C’est l’histoire, ou plutôt « l’archéologie intellectuelle » de cette étonnante édition et de son rôle dans le développement de la pensée de Bourdieu que livrent Étienne Anheim, historien et directeur d’études à l’EHESS, et Paul Pasquali, sociologue et chargé de recherche au CNRS. À rebours d’une histoire des idées qui s'en tiendrait aux « influences » et à l’abstraction des concepts, les auteurs font le pari convaincant de mener une histoire matérielle du travail intellectuel. S’inscrivant dans la lignée de travaux qui ont redonné leur place à la matérialité des savoirs, ils analysent conjointement cette production éditoriale, la trajectoire intellectuelle de Bourdieu à travers ses archives et le champ académique des années 1960. De la sorte, les auteurs dépassent le simple récit de la conceptualisation en sciences sociales pour montrer à quel point la main de l’auteur ne peut être étudiée séparément de l’esprit du traducteur et de l’éditeur — pour reprendre le chiasme de Roger Chartier .
L’histoire matérielle d’une édition
Cette archéologie s’articule en deux temps. Une première partie (chapitres 1 à 4) porte sur cette traduction au croisement des logiques disciplinaires et éditoriales et des échanges épistolaires entre l’auteur et le traducteur. Si les idées et la trame biographique du grand historien de l’art sont resituées, ce n'est pas lui qui est au centre de ce livre. C’est plutôt son appropriation par Bourdieu qui intéresse les chercheurs. Pour comprendre ce qu’elle a de particulier, ils dressent un tableau de la réception de Panofsky en France avant cette date. Ce travail permet de reconstituer les réseaux universitaires et toute l’organisation du champ des savoirs français encore peu internationalisé. Cette réception fut alors partagée entre deux disciplines : l’histoire de l’art et la philosophie.
Du côté de l’histoire de l’art, les travaux de Panofsky furent diffusés par Henri Focillon, enseignant aux États-Unis depuis 1932 jusqu'à sa mort en 1943, et ses héritiers comme André Chastel ou Louis Grodecki, qui s’intéressaient surtout à ses théories sur l’iconologie. Ce dernier publia des comptes-rendus au début des années 1950, notamment des deux articles sur l’abbé Suger de Saint-Denis et sur l’architecture gothique que Bourdieu publia une quinzaine d’années plus tard. Du côté de la philosophie, la lecture de Panofsky fut facilitée par les liens du monde universitaire français avec la philosophie allemande et passa en premier lieu par Maurice Merleau-Ponty, qui le cita comme outil pour penser la perception visuelle dans ses cours à la Sorbonne, puis au Collège de France. C’est surtout par l’intermédiaire du philosophe que Bourdieu prit connaissance des ces travaux — même s’il affirme dans une lettre à Grodecki que c’est grâce à ce dernier qu’il les découvrit. Cette réception plurielle permet de comprendre la prise en main de la pensée de Panofsky par Bourdieu hors des sentiers de l’histoire de l’art.
Étienne Anheim étant l'ancien directeur des éditions de l’EHESS et ayant été à la tête de la revue les Annales et Paul Pasquali étant directeur de collection aux éditions La Découverte, les deux auteurs sont sensibles à la dimension éditoriale de cette entreprise. Ils reconstruisent un « monde de l’édition » incluant ses acteurs, ses positions, ses réseaux et ses contraintes pour montrer les logiques par lesquelles un texte prend un sens différent selon l’éditeur (commercial et scientifique) qui le publie ou la mise en page qui le caractérise. Le projet de Bourdieu, alors chercheur prometteur, directeur d’études à l’EPHE depuis 1964 et auteur de deux livres, est resitué à la fois dans sa carrière et dans sa publication aux éditions de Minuit (alors dirigées par Jérôme Lindon). Dans cette maison d’édition, qui bénéficiait déjà d’un certain prestige et qui était classée plutôt à gauche, mais éloignée du marxisme des éditions Maspero, tous deux fondèrent la collection « Le sens commun » qui eut pour objectif de publier des travaux originaux et de traduire des ouvrages de chercheurs en sciences sociales.
C’est donc un Panofsky marqué du sceau des sciences sociales qui est traduit et édité, lequel a peu de choses en commun avec le Panofsky historien de l’art, connu et reconnu pour ses travaux d’iconographie, qu’éditent en même temps les éditions Gallimard sous la direction de Pierre Nora. Dans le même sens, Bourdieu voulait un livre dont le lectorat dépasse les seuls spécialistes en art gothique, dédiant de nombreuses « notes du traducteur » pour faciliter la lecture et marquer la scientificité de l’ouvrage.
Cette édition ainsi que la postface de Bourdieu sont par ailleurs le fruit d’une rencontre épistolaire, minutieusement analysée et éditée à la fin du livre, entre le jeune sociologue et l’historien de l’art au faîte de sa gloire, qui s’étale de décembre 1966 à juin 1967. Outre la reconstitution d’une sociabilité savante internationale, les auteurs mettent à jour les choix de traduction de Bourdieu valorisant la théorie au profit des analyses subjectives et ses sollicitations auprès de Grodecki (ami de Panofsky) qui relèvent à la fois des éclaircissements en histoire de l’art et d’une stratégie pour légitimer cette traduction et en faciliter la réception auprès des historiens de l’art. Les auteurs montrent ainsi les conséquences d’un tel pari dans la réception en demi-teinte du livre, relativement mal compris des historiens de l’art et de certains chercheurs d’autres disciplines — comme Paul Veyne en histoire.
Des « habitudes mentales » de Panofsky à l’« habitus » de Bourdieu
Si Bourdieu orienta l’œuvre de Panofsky vers les sciences sociales, l’historien de l’art orienta en retour le travail conceptuel du sociologue. C’est à cette « orientation » qu’est consacrée la seconde partie de l’ouvrage (chapitres 5 et 6). S’y déploient le travail intellectuel de Bourdieu et son interprétation de Panofsky pour construire le concept d’habitus dans sa longue postface d’une trentaine de pages. Le sociologue situe son propos à la croisée de la philosophie, de l’histoire, de l’histoire de l’art et de la sociologie. À l’encontre de certaines approches historiques qualifiées de « positivistes », « réduisant le réel aux chiffres et aux faits », d’une certaine philosophie de la conscience et du structuralisme triomphant, Bourdieu affirme deux propositions épistémologiques qui servent de fondement à sa pensée : le fait que la science se construit, d’une part, grâce à un va-et-vient permanent entre hypothèses, questions, interprétations et données empiriques, et d’autre part, grâce à la prise en compte de la non-transparence des expériences individuelles qui doivent être objectivées. Héritier en cela de l’épistémologie de Gaston Bachelard pour qui « il n’y a de science que de ce qui est caché », Bourdieu s’attache à étudier le collectif dans l’individu. C’est dans ce cadre qu’il introduit son concept d’habitus.
Pour mieux comprendre l’adoption de ce terme, les auteurs retracent la longue histoire de ce mot et de ses usages de Thomas d’Aquin à Merleau-Ponty en passant par Max Weber et Marcel Mauss, ainsi que celle des conditions méconnues de son appropriation par Bourdieu. Le sociologue pensa son concept à partir de ces différents cadres théoriques, mais c’est véritablement le texte de Panofsky sur l’architecture gothique qui lui permit de dépasser une approche essentiellement philosophique. L’historien de l’art reprend une analogie ancienne qui hante l’histoire de l’art depuis le XIXe siècle : celle du lien entre les cathédrales gothiques et les sommes scolastiques. Or, Panofsky voulut sortir des interprétations vagues se fondant sur un « esprit du temps » pour proposer une explication par des « habitudes mentales » formées par « l’institution scolaire » en plein essor au XIIe siècle. Bourdieu développe cette idée à partir de sa propre étude de l’école et fait déborder les réflexions de Panofsky du cadre médiéval pour définir l’habitus comme un « système de schèmes intériorisés qui permettent d’engendrer toutes les pensées, les perceptions, les actions caractéristiques d’une culture et celles-là seulement » . Cette conception fut largement développée dans ses travaux postérieurs et devint un terme commun des sciences sociales. Toutefois, à travers l’analyse de la réception de cet ouvrage et de ces travaux, les auteurs montrent à quel point les conditions d’élaboration de ce concept furent brouillées, parfois par Bourdieu lui-même.
Enfin, Étienne Anheim et Paul Pasquali portent l’attention sur cet élément surprenant qu’est la richesse heuristique qu’a constituée la cathédrale gothique pour les savants de différentes disciplines, de Jacob Burckhardt au XIXe siècle à Pierre Bourdieu, pour penser la société médiévale. Parce que la production intellectuelle du Moyen Âge a joué de la métonymie entre l’église comme bâtiment et l’Église comme société, la cathédrale est devenue un objet privilégié de l’étude du social. Ainsi, à côté du terrain de l’Algérie, du Béarn et des institutions scolaire et universitaire, cette étude montre que la cathédrale médiévale, telle qu’elle fut analysée par Bourdieu à travers Panofsky, fut une matrice de conceptualisation pour analyser le social, en aucun cas limité au Moyen Âge.
En reconstruisant l’élaboration du concept d’habitus par Bourdieu, cet ouvrage permet donc de prendre en compte l’importance d’une matérialité trop souvent négligée dans l’histoire des idées et de réinterroger les rapports fructueux entre l’histoire de l’art et sciences sociales.