Dans un monde hyperconnecté envahi par les écrans qui se rapprochent de plus en plus de nos corps, Servane Mouton nous met en garde contre leurs méfaits sanitaires.
La surexposition aux écrans et leurs conséquences délétères n’est plus à démontrer puisqu’il existe toute une littérature scientifique et médicale à ce sujet. Cette question a fait émerger des voix contestataires au début des années 2010, et notamment celle des « déconnexionistes », qui affichaient une volonté ferme de se sevrer de cette dépendance au monde digital. Dix ans plus tard, si vous prenez le train à Osaka ou à Tokyo, les passagers sont emmurés dans le silence, les yeux rivés sur leurs smartphones. À Shanghai, le constat est le même. Au restaurant en Australie, il n’est pas rare que les parents dînent en compagnie de leurs enfants qui jouent sur des plateformes de jeux alors qu’ils sont à table – on parle alors de « technoférence ». Tandis que les smartphones font défiler l’actualité à quelques centimètres de la rétine, les montres intelligentes collent désormais l’information au poignet. Aussi dystopique que cela semble, il n’est pas impossible que, dans un avenir plus ou moins proche, Neuralink – la société neurotechnologique d’Elon Musk – nous amène à visualiser l’information directement dans notre cerveau, comme dans un rêve.
Dans un ouvrage intitulé Écrans, un désastre sanitaire, la neurologue Servane Mouton étudie les effets de cette surexposition aux écrans et amorce quelques pistes pour sortir de cette dépendance.
Constat et signaux d’alerte
En France, depuis les premiers signaux d’alerte en 2010, les écrans furent appropriés par les parents en grande majorité pour calmer et occuper leurs enfants, à tel point que ce fléau grandissant se transforma en véritable pandémie numérique en l’espace d’une décennie. On ne compte plus les troubles divers qu’engendre ce mésusage des écrans : ceux de la vision (myopie, syndrome de stress oculaire digital, etc.), de la motricité et du corps (la sédentarité corrompt le métabolisme cardio-vasculaire et engendre les problèmes de diabète, de surpoids et d’obésité), ou du sommeil, impacté à la fois dans sa qualité et dans sa quantité.
Servane Mouton en explique la cause physiologique : « D’une part, la lumière émise par les écrans est riche en bleu, ce qui décale la sécrétion du pic de mélanine et ainsi les rythmes circadiens et l’heure d’endormissement (signalons que la fonction ‟filtre à lumière bleue” n’a démontré aucune efficacité comme protectrice de nos nuits). D’autre part, les activités sur écran favorisées par les raffinements de l’économie de l’attention empiètent sur les heures de sommeil. Enfin, le caractère existant des contenus ou des activités n’est pas propice à la préparation du cerveau et du corps au sommeil. »
Au banc des lésés se trouve aussi le cerveau, ainsi que les compétences socio-émotionnelles. La bonne maturation des capacités cognitives est entravée : le développement de l’attention endogène (qui est de l’ordre de l’acquis) et les capacités de concentration sont parasités par une stimulation excessive de l’attention exogène (qui, elle, est innée), déclenchée par les stimulations visuelles, auditives ou olfactives de l’environnement. Autre mécanisme cérébral en jeu, le suremploi du système de récompense à court terme (libérant instantanément des doses de dopamine) tend à pénaliser son pendant, qui lui fonctionne à long terme et implique de travailler dans l’optique d’avoir une récompense en différé. Le résultat est un désastre pour les enfants en bas âge : « Sans surprise, la littérature scientifique révèle que l’exposition régulière aux écrans récréatifs avant 3 ans est associée à de moindres performances cognitives, en particulier langagières, socio-relationnelles et attentionnelles. La présence des écrans pendant les repas est particulièrement délétère sur le langage. »
Chez les adolescents, outre cet appauvrissement des capacités cognitives, il faut aussi compter avec « une détérioration inquiétante de la santé mentale » qui résulte d’un bon nombre de phénomènes comme les troubles de l’image de soi, le cyberharcèlement, une sexualité calquée sur une stéréotypie pornographique, la surexposition à la violence, le trouble du jeu vidéo en ligne, etc.
Briser l’emprise numérique
Nombreux sont les spécialistes comme Servane Mouton et les militants anti-écrans qui prônent la désintoxication numérique (digital detox, en anglais) comme la solution qui s’impose pour juguler cette crise sanitaire de grande ampleur. Force est d’admettre que la compagnie des écrans est du temps volé au bon développement psychomoteur de l’enfant. En effet, le numérique récréatif hypothèque le temps libre d’exploration ainsi que la capacité créatrice de l’ennui qui sont – tous les experts en pédopsychiatrie s’accordent à le dire – fondamentaux à l’enfant. Et que dire de l’entrave à la formation de l’esprit critique, car ces enfants qui restent en récepteurs passifs pour la plupart ne sont pas en mesure de prendre le recul nécessaire sur leur état captif et leur assuétude, puisque les contenus sont scientifiquement étudiés pour plonger les usagers dans cet état hypnotique de servilité grâce à des artifices addictogènes.
Au-delà de ce portrait à charge de l’emprise numérique, Écrans, un désastre sanitaire propose une régulation salvatrice qui impliquerait l’intervention de l’État, un cadre législatif européen et une remise en question du numérique afin de mieux cerner son efficacité. Or, il s’avère que les préconisations ne penchent pas du côté du tout numérique et de la course effrénée à l’innovation technologique : « Des analyses récentes concluent qu’à tout âge, la compréhension et la mémorisation d’un texte est meilleure sur papier que sur écran, sans que le lecteur n’ait d’ailleurs conscience de ses moindres performances. »
Outre l’État, les parents ont un rôle capital à jouer dans la régulation de l’emploi des écrans à la maison et peuvent par ailleurs se joindre à des actions militantes collectives. L’Éducation nationale n’est pas en reste : elle se doit « d’une part d’évaluer, avant [le] déploiement [de l’outil numérique], la pertinence de son utilisation, en mesurant sa plus-value pédagogique au moyen d’études d’impacts menées par des équipes de recherche indépendantes ; d’autre part, de revoir son efficience régulièrement grace à des évaluations standardisées. Bien entendu, il faut assortir la diffusion de ce matériel pédagogique à la formation des professeurs, qui devraient rester libres de choisir leur support d’enseignement : ce dernier ne convient vraisemblablement ni à tous les enfants, ni à tous les enseignants ».
L'ouvrage apparaît en somme comme un plaidoyer persuasif et percutant qui nous amène à réfléchir sur la manière dont on peut éveiller les consciences et en appeler à la responsabilité citoyenne afin d’opter pour une éducation numérique raisonnée.