Ouvrage militant, « Appartements témoins » retrace, au gré des déambulations dans Paris, le quotidien des locataires juifs et de leurs appartements. Il comble une lacune historiographique importante.

« Par son CGQJ [Commissariat général aux questions juives], par les directions régionales et les délégations locales de cet organisme, par les fonctionnaires nombreux et grassement rémunérés qui constituaient ces dernières, par la multitude d’agents louches, de policiers suspects, de mouchards stipendiés, de dépisteurs et de délateurs bénévoles qui leur étaient attachés, le gouvernement de Vichy avait enserré le pays dans un réseau extrêmement étroit, des mailles duquel aucun Juif possesseur d’un bien quelconque ne pouvait échapper [...]. Le gouvernement de Vichy avait organisé le vol [...] ».

Cette brillante description du modus operandi de la spoliation des Juifs par l’État français est l’œuvre d’Émile Terroine. Professeur d’université et résistant, il est nommé à l’automne 1944 administrateur-séquestre du commissariat régional aux questions juives de Lyon. Son action aboutira à la restitution en 1945 de très nombreux biens aryanisés à Lyon, avant la création à Paris du service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation.

Émile Terroine, comme la mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France Mattéoli constituée en 1997, fait le choix de n’envisager la spoliation qu’au travers du droit de propriété : « Derrière ce terme général [spoliation], se retrouvent plusieurs sortes de mesures qui ont pour point commun l’atteinte portée au droit de propriété en application d’une politique discriminatoire ».

Appartements témoins choisit quant à lui une autre approche de la spoliation en y intégrant également les droits locatifs. Si ce choix est inexact juridiquement, il permet de mieux percevoir la situation des locataires juifs qu’ils soient en fuite, cachés ou déportés qui se voient privés de leur location durant l'Occupation, privation accompagnée le plus souvent du pillage des biens qu’ils contenaient. Il décrit également les difficultés à les récupérer à la Libération.

Loin de se limiter à quelques actions individuelles, l’ouvrage présente en réalité un circuit administratif français largement mobilisé et pleinement investi dans cette tâche, en particulier au moment où doit s’organiser l’accueil des sinistrés des bombardements franciliens.

Au-delà de ces apports historiographiques, Appartements témoins est aussi intéressant dans la méthode utilisée, fruit du travail de deux historiens urbains (Isabelle Backouche et Éric Le Bourhis) et d’une sociologue de la mémoire et spécialiste de la Shoah (Sarah Gensburger). Tous trois font partie du collectif « Connus à cette adresse » et ont déjà publié ensemble un dossier Persécution des Juifs et espace urbain. Paris 1940-1946 au sein de la revue d’Histoire urbaine   .

Les logements juifs à l’heure de l’occupation allemande

En juin 1940, l’Occupation conduit à la présence de troupes allemandes à Paris qu’il convient de loger. Dès la fin août 1940, un service dédié au cantonnement des troupes existe à la Kommandantur de Paris puis à l’échelle du département de la Seine. Son rôle est d’assurer une gestion centralisée du logement des unités allemandes dans la ville. Les frais en incombent toutefois au gouvernement français suivant les termes de la convention d’armistice du 22 juin 1940. Au sein du département de la Seine, une direction préfectorale des Affaires de réquisition et d’occupation est créée en charge d’indemniser les locataires et les propriétaires dont les logements ont été réquisitionnés par l’occupant.

Ces logements inoccupés sont situés dans les quartiers aisés de l’Ouest parisien et appartenaient à des habitants juifs ou non. Dès l’automne 1940, la situation change. Face à des Parisiens de retour qui réclament de récupérer leur appartement et la nécessité de trouver pour l’occupant des logements durables pour ces troupes, les biens appartenant à des Juifs semblent dorénavant ciblés tant par les troupes d’occupation que par la préfecture. Dès le 27 septembre 1940, le commandement militaire en France exige par ordonnance le recensement des Juifs en zone occupée et interdit le retour dans leur foyer de ceux qui ont fui. La Kommandantur en profite pour interdire la restitution des appartements déjà occupés aux locataires et propriétaires juifs. Seuls les non-juifs peuvent donc désormais échapper à la réquisition de leur logement.

Cette situation conduit à une véritable recherche des appartements juifs menée tout à la fois par les unités allemandes, mais également par les administrations et services français qui fournissent à l’occupant de manière répétée des listes de « logements juifs » inoccupés, la plupart du temps meublés. La police française est un rouage essentiel dans cette tâche. Assurant le recensement des Juifs résidents à partir d’octobre 1940 et la surveillance des logements occupés par des étrangers, elle dispose des informations nécessaires. Les arrestations, peu importe l’auteur, conduisent donc à alimenter ces listes de biens réquisitionnables.

Les biens juifs sont également visés par les partis collaborationnistes qui n’hésitent pas à mettre en scène la prise de possession de certains logements emblématiques, comme celui de Georges Mandel, homme politique de la Troisième République et ministre de l’Intérieur du gouvernement Reynaud lors de la défaite. Pour ces antisémites notoires, il s’agit ainsi d’occuper les locaux juifs qui doivent jouir selon eux d’un statut spécial.

Leur utilisation, qui semble autant pratique que symbolique, se retrouve au sein de l’administration française au travers notamment du Commissariat général aux questions juives. Cet organisme chargé de mettre en œuvre la persécution raciale des Juifs en France va rapidement se retrouver à devoir gérer l’identification, l’aryanisation de ces biens et intérêts juifs et les éventuels contentieux que cela engendre. Cette administration ne va d’ailleurs pas hésiter à réquisitionner des biens juifs pour y installer ses locaux comme d’autres instances en charge de politiques sociales allemandes ou françaises qui vont transformer les logements en bureaux.

Des biens immobiliers juifs accaparés

Depuis l’entrée en guerre, la problématique du paiement des loyers pour les occupants présents ou absents, qu’ils soient juifs ou non, est centrale dans les rapports locatifs. Les propriétaires s’adressent à la justice pour réclamer les loyers impayés et l’expulsion de ces mauvais payeurs. Face à ce phénomène, le législateur tente de renforcer la protection des locataires par plusieurs mesures visant à améliorer le quotidien des Français sans aucune distinction. Concernant les biens dont les locataires sont juifs, ils sont eux aussi la cible des propriétaires qui ne perçoivent plus leurs loyers, mais également d’autres locataires en quête d’un appartement. Ils n’hésitent pas à saisir le Commissariat général aux questions juives pour tenter d’obtenir le remplacement des Juifs par des Aryens.

Jusqu’au début de l’année 1942, le Commissariat leur donne rarement satisfaction, les renvoyant devant l’institution judiciaire. Cela n’empêche pas les chambres syndicales, comme celles des propriétés immobilières de la ville de Paris, d’intervenir auprès du ministère de la Justice afin que soit mis en place un régime dérogatoire au droit commun des rapports locatifs pour les biens occupés par des Juifs. Les meubles des Juifs sont également la cible d’une réglementation ad’hoc visant à les en déposséder tant par des ordonnances allemandes que préfectorales à la fin de l’année 1941. Dès juin 1940, les locaux occupés par les familles juives de la haute société parisienne sont pillés par les Allemands à la recherche d’œuvres d’art. À partir du début 1942, tous les autres biens meubles sont visés. La Dienststelle Westen a la charge de ce pillage, « l’Opération Meubles », qui touchera 38 000 appartements loués par des Juifs uniquement dans Paris intra-muros. Elle bénéficie de l’aide de déménageurs français qui fourniront les 150 camions et 1300 hommes nécessaires journalièrement pour cette besogne.

L’été et l’automne 1942 modifient la situation avec les arrestations massives de Juifs, notamment lors de la rafle du Vel d’Hiv. Les impayés s’amoncellent, provoquant l’ire des gérants et des propriétaires qui ne cessent de se manifester auprès des autorités pour signaler les appartements vides. Les Parisiens sont également à l’affût dans un marché immobilier bloqué. La Dienststelle Westen va donc autoriser au coup par coup des gérants à relouer les appartements qu’elle a vidés. Ce procédé de relocation, bien que contournant le droit français encadrant les rapports locatifs, va permettre aux gérants et propriétaires un gain de temps et d’argent important.

En 1943, la recrudescence des bombardements alliés sur la région parisienne accentue ce phénomène. Le service de l’habitation de la préfecture de la Seine va servir de guichet aux demandeurs et constituer un intermédiaire indispensable de la relocation des appartements juifs avant, à partir de l’été 1943, d’en assumer la seule charge. L’action de ce service est pleinement détaillée tant dans son fonctionnement et ses interventions que dans les personnes qui le sollicitent ou l’accompagnent. Elle ne va pas concerner les seuls sinistrés des bombardements, mais aussi les fonctionnaires et les expulsés dont les habitations sont réquisitionnées pour certaines opérations d’aménagement urbain. Le voisinage des biens loués aux Juifs tente aussi bien souvent de les accaparer. La fréquentation des troupes d’occupation permet également d’obtenir plus facilement une relocation. Assez logiquement, cela conduit les auteurs à s’interroger sur un potentiel antisémitisme des Parisiens. Les biens juifs ont surtout fait l’objet d’un accaparement par des personnes souhaitant profiter d’une situation créée par l’occupant et le régime de Vichy. Cela n’empêche pas certains candidats au relogement de partager leur antisémitisme aux organismes qu’ils sollicitent. Est-ce pour autant par conviction ou par pragmatisme ?

Deux chapitres sont consacrés aux artifices utilisés par les locataires juifs pour conserver leur logement et, pour ceux qui en ont été dépossédés, du combat pour tenter de le retrouver. Dans bien des cas, ce combat sera perdu. Un retour amiable est généralement impossible, conduisant les anciens locataires juifs à devoir saisir la justice bien souvent en vain ou l’administration qui le plus souvent fait la sourde oreille à ces demandes au profit des occupants relogés. Il est vrai que la législation mise en place à la Libération reconnaît les spoliations, mais décide dans le même temps de ne pas les annuler et entérine l’état de fait qui en résulte. L’ultime chapitre consacré aux « coulisses de l’enquête » est particulièrement intéressant pour comprendre la démarche, la méthode ainsi que les archives utilisées dans cette étude brillante.

S’il n’y avait qu’une seule réserve à formuler, ce serait la redondance des cas analysés dans chaque chapitre, ce qui rend l’ouvrage parfois difficilement lisible. Les apports indéniables de ce travail le justifient sans doute.