Mohed Altrad revisite le désert syrien de son enfance à travers les yeux de Rihad, un richissime industriel en quête de sens. Une salutaire médiation littéraire pour un temps en quête de repères.
« La ville n’est que décombres et pourtant on continue de tuer pour l’occuper. Occuper des gravats, des carcasses de voitures écrasées, broyées, brûlées. Des routes impraticables. Des immeubles éventrés. Qui raisonnablement en voudrait ? Ceux-là s’acharnent ! C’est symbolique, pensent-ils. Ce n’est que stupide. La guerre est stupide. Celle-ci l’est à un point qui en devient terrifiant ». Insignifiante, stérile, souvent bête, mais surtout ravageuse et meurtrière, la guerre semble toujours aussi désirable aux yeux des entités politiques, en un temps où les couleurs de l’horizon s’obscurcissent, se défont. Nihilismes guerriers et indifférences internationales dans un monde désorienté par la dévaluation des principes et des valeurs humanistes, par la dévitalisation et le dénigrement de l’héritage des Lumières également : c’est sur cette saturation de l’histoire que s’ouvre Le Désert en partage, le nouveau roman de Mohed Altrad.
Un roman d’exil et d’amour
Composé de trois parties au sein desquelles s’enchâssent plusieurs séquences narratives espacées dans le temps, ce livre est pensé comme le prolongement du premier livre de l’auteur, Badawi (Sindbad/Actes Sud, 2002). Altrad y réalise une rétrospective singulière ayant pour objet l’histoire contemporaine de la Syrie, de son indépendance du joug du Mandat français (en 1946) à sa destruction totale sous la dynastie despotique des Assad. Cette saisissante méditation littéraire sur le parcours éminemment atypique de Rihad, un bédouin originaire de la Haute Djézireh syrienne devenu capitaine d’une firme industrielle de réputation mondiale basée en France, ressuscite un pays oublié. Ayant fait, en mai 1998 à Dubaï, la rencontre de Nour, ancienne infirmière bénévole du Croissant-Rouge et fondatrice de la Mission pour les orphelins à Alep, l’industriel aux succès internationaux se sent envahi par l’envie de revoir son pays natal.
Depuis Montpellier, la ville où se trouve le siège de sa firme industrielle, et donc loin de la Syrie, présente cependant malgré l’absence, l’enfant des sables de la Hassaké revisite son passé à travers le prisme de son enfance bédouine et précaire.
De sa découverte de la ville d’Alep durant ses études secondaires jusqu’à son arrivée en France en novembre 1968, en passant par ses années estudiantines et parisiennes durant lesquelles il a fréquenté nombre de cercles intellectuels syriens et arabes, il éprouve un vide existentiel sans pareil, mais néanmoins traversé par une volonté de comprendre, une quête de sens. Bédouin pour les uns, Syrien pour les autres, mais « vrai Français » depuis sa conversion et sa réussite dans les affaires, Rihad, riche de ces années d’apprentissage dans l’exil, joue de sa bigarrure culturelle et ironise sur les obsessions identitaires. Vivant dans le manque de passion et le désamour avec sa femme, il pense sans cesse à Nour, impatient de la revoir dans de prestigieux hôtels de Turquie, de Grèce et de Chypre. Partageant avec elle un fort attachement aux couleurs captivantes de la Djézireh, il voit le déclenchement de la révolution populaire syrienne en 2011 troubler cette passion profonde et secrète.
Un récit de la guerre et du deuil impossible
Alep, juillet 2015. La Syrie entière est en train de brûler. Le nihilisme politique des Assad et des groupes islamistes ont fait des idéaux démocratiques de 2011 un rêve ancien, une utopie. Tirs dans toutes les directions, traînées de feu, la poussière enveloppe la ville. Nour et sa petite unité sanitaire, composée, entre autres, de l’interne des hôpitaux Younes et de l’infirmière Dina, sont pris au piège des combats de rue. Comment survivre à ce bourbier ? Les combats secouant le quartier de la Jdeïdé ont fini par atteindre la vieille ville et ses ruelles étroites.
Se croyant à l’abri de cet embrasement, l’équipe médicale tente de traverser la rue pour rejoindre un lieu sûr. Une balle fauche Nour. Elle est grièvement atteinte à l’estomac, mais son ami médecin intervient immédiatement pour la mettre à l’abri. À bord d’un van qui ne recule devant rien, une longue route périlleuse commence pour la sauver.
Déterminés, Younes et ses amis tentent l’impossible, mais en vain, Nour succombe à ses blessures. Elle laisse dans ses affaires une lettre qui n’atteindra jamais son destinataire, Rihad. Celui-ci, ne voulant pas admettre l’idée de sa confrontation aux ravages de la guerre et son éventuelle disparition, écrit son ultime message, sa confession : « J’ai mis du temps à l’admettre. Je me construisais une image. Tout le monde le fait. Du haut en bas de l’échelle sociale. J’étais tout en bas, je suis monté tout en haut. Et ça change tout. Je me suis fait prendre au piège de la réussite ; j’ai cru que j’étais mon image ». L’être aimé n’est plus, la confession arrive tard.
Reste une rétrospective lucide sur l’histoire de la Syrie et l’apprivoisement du sens de la vie. Le Désert en partage s’achève sur ces deux lettres suspendues à jamais au-dessus des décombres d’une terre pas entièrement partagée, démembrée.