Alors que dix-huit pays ont ratifié le traité de Lisbonne par voie parlementaire, le seul et unique référendum organisé par l'UE en Irlande le 12 juin 2008, s'avère un échec populaire. Si elle veut survivre, l'Europe ne doit pas le comprendre comme une rupture définitive.


Un non franc et massif, un échec cuisant des puissants


Avec 53,4% de non contre 46,6% de oui, le traité de Lisbonne est rejeté avec 53,1% de participation (contre 37,5% en 2001 pour Nice). 33 circonscriptions votent non pour 10 oui. Républicain ou nationaliste, libéral ou indépendantiste, altereuropéen voire altermondialiste, très féminin, rural, jeune et défavorisé, la sociologie irlandaise du vote non est celle d'une coalition qui n'a d'unité que le bulletin et l'esprit d'offensive. Selon une étude de la Commission Européenne commanditée au lendemain du vote, 70% des nonistes pensent que le traité va être renégocié. Catholiques intégristes, communistes et hommes d'affaires ont désormais une victoire commune mais pas forcément, pour la même cause. Les aides européennes représentent 2 à 3 % de croissance par an pour le deuxième PIB par habitant en Europe derrière le Luxembourg. Ces flux économiques n'ont pas suffi à rassurer l'Eire sur sa neutralité militaire ou sa fiscalité compétitive. Les questions sur l'avortement et le droit à la vie ont aussi pesé pour le non d'une Irlande encore très catholique (88% de la population).


En campagne, les partisans du non ont été les premiers à distribuer le traité dans les rues et ce, dès décembre. Prêts et mobilisés quand l'opinion publique s'empare du sujet, leurs arguments étaient solides et crédibles même si des rumeurs de financement de cette campagne par les néoconservateurs américains ont circulé sans jamais se vérifier. Quand leurs adversaires du oui démarrent en mai, ils étaient déjà bien vainqueurs de moults sondages. Mais jamais, ils ne réussirent à changer ces intentions de vote en suffrages exprimés. De multiples tribunes médiatiques s'offraient pourtant à eux. La campagne référendaire des trois plus grands partis irlandais (Fianna Fail, Fine Gael et Labour) et des plus puissants syndicats (IFA, ICTU, IBEC) se solde par un échec cuisant. Il demeure pourtant réversible. Ce sont moins les charmes de la Belle Europe qui n'ont pas séduit que la manière de présenter ce traité de Lisbonne comme allant-de-soi et incontournable, et pourtant si illisible et "inintelligible". Enervée, L'Irlande, ironique et insolente, vote non pour ne pas dire oui à une Europe de l'inconnu. If you don't know, vote no   . A la veille de la présidence française de l'UE, les réactions confuses et cacophoniques dominent et règnent sur le silence d'un non trompeur. La France devra arbitrer. Et éviter zizanies et abus de pouvoir. Face au non irlandais, trois solutions lui sont possibles : faire avec, faire sans, faire mieux.


Un triple défi pour la France


Le traité de Nice est toujours en vigueur. Sa continuité est une conséquence du non. C'est un défi politique pour la France. Il va falloir gouverner dans des conditions difficiles, une crise institutionnelle du type "petit frère libre" où chacun admet qu'il peut vivre sa vie mais qu'il doit prendre exemple sur un modèle pragmatique à définir et construire. A ce stade, c'est bien la position du grand frère qui nous fournit la grande inconnue stratégique pour la suite européenne. Si Français et Allemands "espèrent" la poursuite de la ratification du traité de Lisbonne, l'opposition anglaise euroseptique exige un référendum alors que la ratification par les Lords aura lieu mercredi 18 juin 2008. Gordon Brown est resté timide et silencieux sur ce sujet. La question de la sortie ou non de l'Irlande se posera à l'aune de négociations à Bruxelles pour lesquelles Brian Cowen a un mandat clair mais une position affaiblie chez lui et en Europe. My people shall be free   semble être sa seule voie de négociation possible auquel on lui rétorquera Europe might be strong   . Si personne n'exclura l'Irlande car elle seule peut se retirer, personne ne la forcera à redéfinir sa participation sans lui proposer de rejoindre... un Lisbonne aménagé avec des exemptions sur la politique fiscale et militaire. Pendant la campagne, le Conseil européen annonçait ne pas vouloir de nouvelle CIG (Conférence intergouvernementale). On en saura plus suite à sa réunion cette semaine. Le gouvernement irlandais ne conçoit pas un nouveau référendum, la participation étant représentative. Pour avancer la construction européenne, la solution viendrait des clauses d'exception (opt-in, opt-out) et d'une normalisation des groupes de travail sur les sujets majeurs.

Le second défi est au Sud. Il séduit sans se dévoiler en entier. L'appel d'air offert par l'Union Pour la Méditterannée (UPM) représente une solution de fuite profitable. La France doit-elle privilégier un marché européen, des groupes de pays avancés et une alliance au Sud pour favoriser sa puissance ? La question est géopolitique mais aussi et surtout historique. A long terme, que penser d'une France qui abandonna l'Europe devenue une "cousine oubliée" ?

Donc, le défi institutionnel est sans aucun doute, le plus grand par sa nature, son ambition et son potentiel. La France peut-elle prendre son baton de grande puissance régionale pour reconstruire et moderniser les institutions européennes... en six mois et à 27 ? Il faudrait tout revoir, tout refaire et avancer sur l'essentiel dans un délai record avec des conditions de travail ombragée par les opposants eurosceptiques, les divisions de valeurs et les conflits d'intérêts sur l'harmonisation européenne. A ce stade, la légitimité par le consensus apparaît comme la meilleure stratégie pour Nicolas Sarkozy mais elle demande temps, volontarisme et de nombreux soutiens. Leader énergique, une stratégie de "cavalier seul" réveillerait les craintes bonapartistes du "vieux continent". S'il veut sortir gagnant de cette crise institutionnelle, il doit unir et proposer avec à l'esprit, l'Histoire longue de l'Europe pour ne pas se voir accuser de brader la présidence. Donc il doit renégocier et amender Lisbonne. Et faire une Europe à la carte au lieu de refaire la carte de l'Europe.


Europe puissance, es-tu là ?

Créée pour la paix, l'énergie et l'économie, l'Europe garde un degré d'analyse pertinent en relations internationales. Pour se renforcer, l'UE devra développer ses fonctions d'inspiration régalienne (défense, diplomatie, sécurité et justice, politiques d'immigration), fortifier son avenir (politiques économiques, financières et fiscales, recherche et développement, etc...) pour assurer ses providences prodigues (politiques sociales logement, santé, éducation). Les enjeux ne manquent pas. Les moyens non plus. Mais la légitimité d'une Europe baffée trois fois en trois ans (France, Pays-Bas, Irlande) lui fait défaut. Il est temps de bâtir la légitimité rationnelle légale de l'UE dans les villes et villages d'Europe et pas seulement, dans les rondeurs diplomatiques des bureaux belges. L'Europe des citoyens nous appelle. L'Europe puissance aussi. Une assemblée constituante représentative et une grande victoire électorale par un référendum sont aujourd'hui, inéluctables. Au delà, elles lanceraient une dynamique démocratique pour les vingt prochaines années. Et, devenue légitime, l'UE rencontrerait la mondialisation sans craintes, ni sur ses valeurs fondatrices ni sur ses projets globaux   , puissante et confiante, dans sa capacité à les réaliser.