Dans un monde émergeant tout juste de la Seconde Guerre mondiale, une ambassadrice à l’œil critique nous livre son journal, placée à un endroit stratégique : la Suisse.

Hélène Hoppenot a tenu son journal pendant cinquante ans sans que personne n’en ait lu une seule ligne. Il est donc bien personnel et secret, mais modérément intime : plutôt que ses états d’âme, elle est beaucoup plus encline à noter ses réactions à ce qu’elle voit autour d’elle, à ce qui la frappe, l’amuse ou l’indigne, à ces événements qui font l’histoire (la grande ou la petite), auxquels il lui arrive de participer et dont elle est, en tout cas, un témoin privilégié. Épouse d’Henri Hoppenot, diplomate, elle vit au rythme des soubresauts politiques des pays où son mari est en poste, avec en toile de fond les décisions plus ou moins pertinentes, à ses yeux, du Quai d’Orsay.

Tous les chemins mènent à Berne

Au début de ce quatrième volume, le 1er janvier 1945, Henri Hoppenot est sur le point de quitter Washington, où il est délégué du gouvernement provisoire de la République française. Satisfait d’avoir œuvré efficacement à la reconnaissance du gouvernement de Charles de Gaulle par un Roosevelt très réticent, il peut se tourner vers l’avenir : sa prochaine destination est la Suisse.

Un pays qu’il connaît bien : ce fut son premier poste à l’étranger, en 1917. Nommé au bureau de la presse de l’ambassade, il y dépouillait et analysait les journaux germanophones (suisses, allemands et autrichiens). Arrivé dans la capitale fédérale en janvier, il en était reparti six semaines plus tard pour Clermont-Ferrand, afin d’épouser Hélène Delacour. Le jeune couple était rentré à Berne en s’attardant un peu sur les bords du Léman, un modeste voyage de noces. Un an plus tard, il s’embarquait pour le Brésil, malgré les sous-marins allemands. À Rio, Hélène commence à écrire et Henri retrouve deux personnalités qu’il a croisées dans les salons littéraires parisiens : le ministre-poète Paul Claudel et son secrétaire-musicien Darius Milhaud. Les dix mois qu’ils passeront ensemble, entre diplomatie, poésie, musique, photographie et créativité débridée de Claudel, créeront des liens étroits entre eux, notamment avec Darius, qui restera l’ami le plus cher d’Henri et Hélène jusqu’à sa mort, 56 ans plus tard.

Les Hoppenot connaîtront ensuite une dizaine de résidences, dont un deuxième passage à Berne, de juillet 1931 à septembre 1933. Cette fois, Henri est conseiller d’ambassade et Hélène tient son journal, dans lequel elle déploie son art de la caricature aux dépens des diplomates, de leurs épouses et du petit monde qui gravite autour des légations. En temps de paix, la Suisse est un pays sans histoires. Henri s’y ennuie assez vite, même s’il y a un peu d’animation à Genève avec la Société des Nations. Hélène, fille de capitaine d’artillerie et profondément patriote, avoue pour sa part « n’éprouver que peu de respect pour cette docte assemblée où les mots sonores tiennent la place des idées ».

Ce relatif désœuvrement ne durera pas : en septembre 1933, le secrétaire général – Alexis Léger, Saint-John Perse en poésie – les envoie au paradis des diplomates, la Chine.

Ils reviennent à Paris en août 1937. Henri prend des responsabilités au Quai d’Orsay, et, quand la guerre se déclare, il tient le poste important de sous-directeur d’Europe.

Catalogué de gauche et par ailleurs très proche de Léger, bête noire des maréchalistes, des collaborationnistes et des vichystes, il est démis de ses fonctions en juin 1940 et expédié à Montevideo, le Limoges des diplomates. Il n’a guère d’estime pour le Maréchal, mais, fonctionnaire dévoué à la République, il sert le pays et en respecte les institutions jusqu’à ce que Vichy prenne des décisions éthiquement insoutenables. Il passera donc plus de deux ans en Uruguay, hésitant, tiraillé, torturé. Deux années de dilemmes.

Hélène, moins disciplinée, éprouve d’abord de la pitié pour le Maréchal, en qui elle voit un vieillard vulnérable, un « pauvre vieux velléitaire », mais très vite il lui fait horreur par les décisions abjectes qu’il prend ou laisse prendre. Elle piaffe d’impatience, désapprouvant mais respectant la fidélité paralysante d’Henri envers son pays. D'abord fidèle à la République, il finit par démissionner le 25 octobre 1942 et se met au service de la France libre, à New York. D’abord chef des services civils de la mission militaire, il sera nommé délégué du gouvernement provisoire de la République française – les Américains refusant que de Gaulle soit représenté par un ambassadeur en titre.

Longtemps partisan du général Giraud, Henri a gagné l’estime du général de Gaulle, qui le nomme à Berne, avec cette fois le titre (rare à l’époque) d’ambassadeur de France.

Ce qu’il faut de politique, et beaucoup de culture

Il arrive dans une capitale fédérale qui est l’épicentre de relations internationales complexes, où se règlent les comptes géopolitiques, économiques et financiers entre un pays neutre très soucieux de se faire respecter, qui ne cède jamais sur ses principes et négocie jusqu’au dernier dollar, et des Alliés dont les troupes se battent encore contre les quelques divisions restantes de l’armée allemande. Entre la prise de contact avec les autorités suisses et l’accueil terriblement émouvant des rescapées des camps nazis, dont beaucoup transitent par la Suisse, Henri Hoppenot va s’efforcer de revitaliser les relations franco-helvétiques dans tous les domaines, en commençant par régler les problèmes liés à la réparation des dommages subis par des Suisses en France et au blocage de fonds français en Suisse. Il lui faut aussi composer avec les vichystes, pétainistes, lavalistes et collaborationnistes de tout poil. Vis-à-vis de ceux que l’on nomme « les exilés du Léman », la France, où les blessures sont encore béantes, est divisée entre partisans d’une épuration radicale et réalistes souhaitant une réconciliation nationale. Sur le terrain, il n'est pas toujours facile pour Henri de trouver la bonne attitude ; d’autant que, parmi les réfugiés politiques, il y a d’anciens collègues, comme Jean Jardin ou Paul Morand.

Fort heureusement, les Suisses sont pragmatiques et dotés d’un remarquable bon sens. En dix-huit mois, les dossiers les plus sensibles ont été réglés, et la Confédération est revenue à sa dimension politique d’avant-guerre. Henri commence à s’ennuyer, malgré la présence à ses côtés de personnages hauts en couleur : Henri Guillemin, écrivain brillant et prolifique, critique remarquable toujours prêt à polémiquer, et le talentueux et fantasque Romain Gary. Le général de Gaulle avait promis à Henri Hoppenot une suite de carrière rapide dans un poste de haute responsabilité, mais il n’est plus aux affaires, et les politiciens qui tiennent le ministère des Affaires étrangères et la présidence du Conseil sont pour certains (au premier rang desquels l’incontournable Georges Bidault) farouchement antigaullistes.

Fidèle au général, Henri va donc prendre son mal en patience, et mettre son goût pour la littérature et les arts au service de la diplomatie culturelle, dans laquelle Hélène déploie tous ses talents. La plupart des grands écrivains et artistes français – ou travaillant en France – viennent parler, exposer, débattre en Suisse, et sont reçus à l’ambassade, où ils côtoient les intellectuels, artistes et dirigeants helvètes. Hélène est connue pour la qualité de ses réceptions et son habileté à composer des tables où l’on ne s’ennuie pas… Ces nombreuses visites lui donnent l’occasion de dizaines de portraits savoureux : « André Malraux, maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral. Les mots, les phrases se bousculent dans sa bouche, ses gestes saccadés se transforment en un feu d’artifice de tics, et la gymnastique mentale qu’il vous oblige à faire à sa suite vous laisse aussi courbatu qu’après une forte grippe. »

Hélène Hoppenot devient une professionnelle du Rolleiflex

Lors d’un déjeuner, Albert Skira, éditeur de livres d’art, s’enthousiasme pour des photos de Chine sur les murs de l’ambassade. Il est surpris de découvrir que l’auteur est la maîtresse de maison. C’est le début d’une véritable carrière de photographe pour Hélène, avec un chef-d’œuvre, Chine, préfacé par Paul Claudel. On suit dans son journal ses démêlés avec Skira, puis ceux, moins pittoresques, avec les deux autres éditeurs chez qui elle publiera, Ides et Calendes et La Guilde du livre. Puisant pour ses deux premiers livres dans les milliers de clichés qu’elle a rapportés d’Asie, Hélène devra par la suite faire quelques « expéditions photos », à Rome et en Tunisie, pour alimenter les albums suivants. Des voyages un peu particuliers : quand madame l’ambassadrice arrive dans un pays, ses amis diplomates et tous les collègues de son mari la reçoivent et ont à cœur de lui faciliter le travail. Un déploiement de bonne volonté qu’elle raconte avec son talent habituel… et ce qu’il faut d’autodérision.

Les Hoppenot collectionneurs d’art moderne

Quand elle ne reçoit pas la fine fleur des intellectuels français et ne voyage pas Rolleiflex au cou, Hélène se livre à une autre passion des Hoppenot : l’art. Acheteurs avisés, aux moyens limités mais au goût très sûr, ils ont rapporté de Perse et de Chine antiquités et tapis. À New York et en Suisse, ils constituent une belle collection d’art moderne dont la vente, après leur mort, sera un événement débordant le petit monde des marchands d’art et des ventes publiques : les médias généralistes comme Le Figaro ou Le Monde lui consacreront plusieurs articles. En Suisse, Hélène a vite fait la connaissance des principaux galeristes : Moos à Genève, Rosengart à Lucerne, et d’autres plus modestes à Zurich et à Berne, sans délaisser pour autant son amie Jeanne Bucher, à Paris.

Sept années de journal exceptionnellement riches et variées

Ce journal, qu’Hélène écrivait pour elle seule, et dont elle a fini par admettre, grâce à l’insistance d’Henri, qu’il pourrait peut-être, des décennies après sa mort, intéresser quelques historiens, se lit en fait fort bien. Le seul obstacle, pour le lecteur peu porté sur l’histoire, est qu’il contient des centaines de noms. Beaucoup sont connus, et pour les autres, des notes de bas de page et un index très complet permettent de s’y retrouver.

Hélène Hoppenot a deux atouts qui séduisent ses lecteurs : son regard auquel rien n’échappe, et surtout pas les aspects curieux, cocasses, ridicules ou émouvants des événements auxquels elle est mêlée, et son style à la fois direct, d’une belle tenue et servi par une langue riche et souple ne s’interdisant pas raccourcis et néologismes.

Ces qualités expliquent que le quatrième et dernier volume de son Journal (1945-1951) ait reçu le prix Clarens du journal intime, qui a été remis en mars 2025 à Claire Paulhan, son éditrice, à l’ambassade de Suisse à Paris.