Dans « Les femmes de nos vies », Michel Canesi et Jamil Rahmani affirment l’amour comme ultime mode de dialogue au cœur du creuset humain unissant la France et l’Algérie.

Quatre mains, mais une seule langue, captivante par sa sensibilité, généreuse par sa clarté. Des dialogues fluides et une construction romanesque subtile. Dans Les femmes de nos vies, Michel Canesi et Jamil Rahmani dessinent une passionnante quête d’amour au cœur du creuset humain unissant la France et l’Algérie. A travers le destin algérien et français de Mourad, c’est tant la complexité que la beauté d’un contact deux fois séculaires entre les deux rives de la Méditerranée qui se révèlent au lecteur. Certes, des moments de tension et de conflit traversent le roman, mais c’est surtout la joie de la rencontre qui l’emporte sur les passions tristes.

Homme en détresse, abîmé par une mélancolie profonde, les murs du réel s’effondrent sur l’anesthésiste algérois après le suicide de Nicolas, son compagnon. Se jugeant coupable, le goût de la vie déserte son horizon, il pense au suicide, mais un accident l’en empêche. Il frôle la mort. Et c’est au chevet de son lit d’hôpital que trois femmes se réunissent pour le sauver et lui réapprendre l’art de célébrer la vie. Une aventure romanesque tumultueuse, mais surtout une leçon de sororité et d’humanité qui défait les plus tenaces des préjugés et corrige l’indifférence du monde. Entretien avec Jamil Rahmani.

 

Nonfiction.fr : Vous publiez avec Michel Canesi Les femmes de nos vies, votre septième roman. Pour commencer, pouvez-vous nous exposer votre vision de l’écriture romanesque à quatre mains ?

Jamil Rahmani : Lorsque deux plumes s’unissent, elles conjuguent deux personnalités, deux passés, deux expériences et, si ceux qui les tiennent viennent des deux bords de la Méditerranée, cela donne une écriture hybride teintée d’Orient et d’Occident avec près d’un siècle et demi de souvenirs. On nous questionne souvent sur l’écriture à deux, sur notre façon de procéder. C’est assez simple : nous choisissons un thème, des personnages, un scenario et l’écriture démarre. J’écris quelques pages, les soumets à Michel qui les amende, les enrichit, de nouvelles idées surgissent et je réécris le texte. Nous progressons ainsi jusqu’à l’épilogue. Pour l’unité stylistique, j’écris mais le rendu est du Canesi & Rahmani, non du Rahmani. Nos thèmes favoris sont la tolérance, la diversité heureuse, le Nord et le Sud qui s’entremêlent, l’importance de la culture dans nos vies, la confusion des sentiments.

Votre roman est situé dans les années sida. Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette temporalité romanesque ?

Notre premier roman Le Syndrome de Lazare, adapté au cinéma par André Téchiné (Les Témoins), traitait de l’émergence du sida à Paris dans les années 1980. Pour les jeunes médecins que nous étions, cette période a été très éprouvante. Michel était dermatologue, il voyait les patients atteints au tout début de leur maladie ; moi, en phase terminale, car j’étais réanimateur. Dans nos deux romans, nous avons voulu témoigner sur cette époque tragique qui a changé la société, on a tendance à l’oublier.

Dans l’espace occidental, l’amour entre deux personnes de même sexe a été perçu différemment à cause de cette pandémie. Des avancées considérables ont alors été possibles en termes de droit, d’insertion des minorités sexuelles. Avancées remises en question aujourd’hui ou tournées en dérision par des gouvernements rétrogrades et/ou fascisants partout dans le monde. Nous avons voulu rappeler dans Les femmes de nos vies à quel point la stigmatisation est affreuse, si affreuse qu’elle peut tuer.

Une culpabilité ravageuse habite Mourad, le personnage principal du roman, depuis sa jeunesse algéroise. Est-ce en raison du déni de son homosexualité ?

Oui bien sûr. Avoir une sexualité hors norme en terre d’islam est très dur à vivre. Toute sa jeunesse, Mourad a lutté contre. Il fallait qu’il soit en adéquation avec les valeurs religieuses, familiales et sociétales. On peut dire qu’il a passé la première partie de sa vie à mentir pour s’intégrer, à lui et aux autres. La culpabilité vient de ces mensonges, de ces faux-semblants. Mourad la ressent dès l’enfance, elle est son chien noir. Il lui doit sa mélancolie, sa déprime. À chaque drame, elle surgit et le fait trébucher.

Apprenant sa contamination par le sida, Nicolas, le compagnon de Mourad, mettra fin à ses jours. En quoi se suicide va-t-il chambouler la vie de ce dernier ?

C’est Nicolas qui a permis à Mourad de s’accepter tel qu’il est, qui a mis fin à la culpabilité ravageuse qui le rongeait. En le perdant, il perd un pilier essentiel. La découverte d’une ébauche de roman rédigé par Nicolas lui fait comprendre que son ami n’est pas mort accidentellement mais qu’il s’est suicidé se sachant atteint du sida. Il estime alors à tort ou à raison être responsable de son décès. Il culpabilise de n’avoir pas vu la détresse de son ami, de n’avoir pas su l’interroger, le réconforter et l’aider. D’être «  L’ami qui ne lui a pas sauvé la vie  ». Et le prix de ce qu’il considère être une trahison ne peut-être que la mort.

Habité par des pulsions suicidaires, un accident de moto empêchera Mourad de mener à terme le suicide qu’il préparait à domicile. Après l’accident, trois femmes aux parcours radicalement différents vont s’allier pour sauver Mourad de ses pulsions suicidaires, lui redonner le goût à la vie. Qui sont-elles ? Pourquoi ont-elles choisi de mener ce combat dans la maison chère à l’enfance de Mourad dans le Cantal ?

Malika est la mère de Mourad, algérienne d’Alger ; elle est profondément religieuse. Elena est son ancienne compagne. Suzanne est la mère de Nicolas ; originaire du Jura, elle est très attachée à sa foi catholique. Quand Mourad sort de l’hôpital, il est toujours dépressif. Le psychiatre qui le suit propose deux solutions, le placement en institution psychiatrique ou la prise en charge par le milieu familial. Après avoir longuement débattu, les trois femmes excluent l’hospitalisation en psychiatrie ou le retour en Algérie. Elles optent pour un séjour dans une maison du Cantal où Mourad a passé le plus bel été de son enfance, espérant que les souvenirs heureux le sortiront de sa déprime. Elles conjuguent leurs efforts et parviennent à le sauver. Ces trois femmes puissantes se lient d’amitié alors que tout les éloigne, la culture, l’âge, la religion, elles sont une ode à la tolérance, au dialogue.

Les dialogues sont construits avec finesse et restituent excellemment la sensibilité, la sincérité des échanges. Pouvez-vous nous expliquer ce qui différencie l’acceptation de l’homosexualité de Mourad et de Nicolas par Malika et Suzanne ?

La société maghrébine est la société des non-dits. Certains sujets sont tabous, on n’en parle jamais sauf sur le mode de la dérision. Malika comprend les penchants de Mourad, mais il lui est impossible de les verbaliser. Quand Elena demande au psychiatre de taire à Malika les orientations sexuelles de son fils, il a cette répartie très lucide : «  Les mères quand elles aiment sont capable d’entendre l’inaudible.  » Malika, par amour maternel, transcende les interdits de sa société et s’abstient de juger son fils. La société occidentale a beaucoup évolué au XXe siècle, surtout avec les années sida. Suzanne n’a pas la pudeur de Malika car les orientations sexuelles ont été dépénalisées dans les têtes et dans la loi. À l’instar de Malika, l’amour qu’elle voue à son fils abat toutes les barrières. À l’inverse de son amie algérienne, elle peut en parler librement car la société dans laquelle elle vit s’est humanisée.

Pouvez-vous nous dire ce que représente Elena pour Mourad et Nicolas ?

Elena est comme une sœur pour Nicolas et réciproquement. Mourad retrouve en Elena la sœur disparue (Inès) qu’il vénérait car elle l’avait compris. Elle a sa force, son élégance, et il espère qu’en vivant avec elle l’amour viendra. Quand Elena lui présente Nicolas, son meilleur ami, tout s’effondre et, meurtrie, victime d’une double peine, elle s’exile en province pour laisser le champ libre aux deux êtres les plus importants de sa vie. Elle retrouvera Mourad pour le sauver et s’affranchir d’un amour qui ne veut pas mourir. Comme l’héroïne de La Douleur de Marguerite Duras, elle y parviendra mais au prix d’un nouvel exil au Canada. «  Je pars, lui écrit-elle de l’aérogare, et j’emmène une part de toi avec moi…  »

Les scènes du roman se déroulent dans un va-et-vient aussi bien symbolique que matériel entre la France et l’Algérie. Quel sens accordez-vous à cette géographie littéraire ?

Michel et moi tentons depuis notre premier roman sur l’Algérie, Alger Sans Mozart, de rapprocher les deux berges de la Méditerranée. Malheureusement, malgré nos modestes efforts, elles s’éloignent d’année en année. La France et l’Algérie sont indéfectiblement liées par l’histoire, la géographie, le sang, les hommes, la langue. Il faut enjamber ce qui nous sépare pour tenter de retrouver de la sérénité dans nos rapports. Cela ne se fera pas sans la reconnaissance de la souffrance des uns et des autres. De nombreuses voix en France, jusqu’à tout récemment, louent les bienfaits de la colonisation. Qui oserait vanter les bienfaits de l’occupation Allemande ? Il ne saurait y avoir deux poids et deux mesures et la douleur des uns ne peut en aucun cas être inférieure à celle des autres. Les Français doivent reconnaitre que cette période de nos histoires croisées est l'une des plus sombres de la leur. Les Algériens doivent reconnaitre le drame qu’ont vécu ceux qui, en 1962, ont quitté l’Algérie. Ce n’est qu’à ce prix que les relations s’apaiseront. Dans Les femmes de nos vies, au travers de deux femmes que tout semble séparer, nous essayons de montrer la voie de la réconciliation et de l’amitié.