Des années 1850 à la fin des années 1870, Charles Marville a produit 1500 photographies, dont une grande part sert encore aujourd’hui à documenter les transformations de Paris sous Haussmann.

On connaît relativement mal la vie de Charles Marville, dont le pseudonyme pris dans sa jeunesse masque en réalité l’identité d’un certain Charles François Bossu. Bertrand Lemoine, dans cette première biographie complète du peintre, puis photographe, mène une enquête assidue pour dénicher la moindre trace d’activité du personnage et parvient, dans une large mesure, à reconstituer son parcours.

Marville, illustre inconnu

Né en 1813 à Paris, dans une famille d’artisans-boutiquiers d’une certaine aisance, Marville entame dès 20 ans une carrière d’illustrateur. Il se spécialise en particulier dans la technique de la gravure sur bois, support de la vogue éditoriale des « illustrés romantiques ». Il participe ainsi dès les années 1830 aux premières productions majeures de cette technique, avec notamment une Histoire pittoresque de l’Angleterre de Nodier et Taylor, pour laquelle il dessine ruines de château, pièces de monnaie anciennes, etc. Il passe en même temps par l’Athénée des Beaux-Arts, rue de Seine et fréquente aussi peut-être le réseau des jeunes artistes résidents de la « Childebert » : cette maison d’une rue disparue du VIe arrondissement était alors fameuse pour ses étudiants des beaux-arts turbulents.

Son travail d’illustration, pour lequel il gagne une certaine reconnaissance, lui donne notamment l’occasion de participer à une vaste campagne de reproduction des œuvres conservées au Louvre. Il poursuit ce travail jusqu’à la fin des années 1840, moment d’un coup d’arrêt dans l’essor éditorial de la gravure. L’objet aura connu une importante démocratisation durant les deux décennies précédentes, soutenue par une demande et des processus industriels tournés vers la reproduction et la diffusion massive d’images. Il n’est ainsi pas tout à fait étonnant que nombre de graveurs, Marville en tête, se soient intéressés à la photographie, toute nouvelle technique en quête de pionniers. Néanmoins, Marville continuera jusqu’à la fin des années 1860 à s’identifier ou apparaître dans des listes diverses comme « artiste-peintre », signe qu’il n’avait pas tout à fait abandonné cette identité professionnelle.

Le pionnier d’un art en pleine définition

C’est à partir de 1839 que le daguerréotype, procédé imprimant une image en positif sur une plaque de cuivre exposée à la lumière, est inventé. Connaissant rapidement une vogue importante, il tend progressivement à marginaliser la gravure, en particulier dans la pratique de la copie de paysages, de monuments et d’œuvres anciennes, ce à quoi Marville s’était jusque-là surtout consacré. Bertrand Lemoine nous plonge ici dans de très longs développements, parfois très techniques, sur les premières décennies de la photographie. Elle est à ses débuts éclatée en un florilège d’expérimentations : le nom même de photographie ne s’impose que progressivement dans les années 1850. Les pionniers se concentrent en particulier sur l’enjeu majeur de la fixation de l’image, que ce soit le support (les plaques du daguerréotype n’étant pas satisfaisantes par rapport au papier) ou le procédé (produits chimiques utilisés, négatif-positif…). Marville participe lui-même à ce champ d’expérimentation en brevetant avec d’autres de ses compères des tentatives de mise en œuvre de la stéréoscopie afin de donner des illusions de relief.  

C’est donc tout un écosystème dans lequel s’intègre Marville et qui est marqué par une porosité des arts, des acteurs et des intérêts industriels, que cherche à reconstituer Bertrand Lemoine. Le véritable déclenchement de la carrière du photographe est sa participation à l’aventure de l’Imprimerie photographique de l’industriel lillois Blanquart-Evrard, qui développe la mode des albums photographiques thématiques, héritage de l’édition de gravures sur bois de la décennie précédente. Marville en est le premier fournisseur, photographiant des scènes de paysage, des monuments et, déjà, des vues de Paris. Il travaille également avec Viollet-le-Duc et son élève Millet pour photographier des chantiers de restauration, continue à bénéficier d’un partenariat privilégié avec le conservateur du Louvre, tandis qu’une certaine proximité avec la famille impériale lui permet d’être aux premières loges pour photographier le mariage de Napoléon III et Eugénie en 1853, puis le baptême du prince impérial.

Bien qu’il soit déjà bien établi, il ne se lance pas dans l’entreprise des portraits commerciaux, comme Disdéri (inventeur de la photographie carte postale) ou Nadar. Cela aurait demandé un local bien situé avec pignon sur rue. Il poursuit donc ses travaux de commandes pendant près de trois décennies, des années 1850 aux années 1870.

Paris nouveau, vieux Paris : Marville, agent d’Haussmann ?

C’est dans le cadre des commandes passées par Blanquart-Evrard que Marville commence à photographier la capitale. Ses premières œuvres représentent néanmoins un Paris monumental, avec des prises de vue conventionnelles. Après 1858 et sa collaboration avec l’architecte Davioud et son chef de service Alphand, responsables des promenades et plantations, Marville est introduit auprès des commanditaires publics. Il photographie ainsi le déplacement spectaculaire de la colonne du Châtelet, afin de la centrer sur la nouvelle place ouvrant sur le boulevard Sébastopol. Mais son œuvre charnière porte sur le Bois de Boulogne, mise en scène du joyau des parcs du Second Empire. Ce travail photographique, mis en avant en particulier lors des expositions universelles, fait de lui un des photographes principaux des chantiers haussmanniens. Il se présente dès lors comme « photographe des musées impériaux et de la Ville de Paris ».

À partir de 1865, il est engagé dans deux commandes parallèles : d’un côté la collation des rues vouées à disparaître, de l’autre, la photographie du nouveau Paris modernisé et de ses infrastructures (nouvelles mairies, squares, lampadaires, halles, tribunaux, lycées…). Comme tous ceux qui ont participé de près ou de loin aux chantiers haussmannien, cette célébration photographique de la ville « moderne » lui a valu des critiques : on a voulu faire de lui un agent d’Haussmann et le communicant d’un urbanisme bourgeois. Bertrand Lemoine tente de revenir sur ces critiques qu’il juge infondées, tant par l’engagement à l’extrême gauche de Marville en 1848 (bien qu’on ne lui connaisse aucune sympathie communarde en 1871), que par le caractère relativement confidentiel et documentaire de cette commande photographique.

Ses photographies du Vieux Paris, commandées par le Service du Plan dans le cadre de la mise en place du Service des travaux historiques de la Ville de Paris, qui veille à la sauvegarde du patrimoine parisien par les fouilles, les publications, mais aussi la photographie, restent de loin les plus connues aujourd’hui. Marville produit dans ce cadre 425 clichés du vieux centre de la capitale, ainsi que du Sud-Est marqué par le percement du boulevard Saint-Marcel. Ces photographies se situent au cœur des tendances contraires s’affrontant autour de la figure de la ville ancienne en train de s’effacer : d’un côté un Théophile Gautier pouvait se réjouir de la disparition des « quartiers lépreux » pour « laisser surgir de leurs décombres des habitations dignes de l’homme » ; de l’autre un Baudelaire ou un Victor Fournel déploraient l’avènement d’un style « destiné à faire l’admiration des chefs de bureau », « où rien ne dépasse le niveau, où pas une pierre ne fait angle et ne sort du cadre ». Dans ce débat, difficile de savoir où Marville se situe. Les rues étroites et de guingois, vidées de leurs habitants par de longs temps de pause, restent cependant fascinantes et sont reprises, dès l’époque, par des illustrateurs travaillant d’après photographie.

Marville poursuit ce travail sur Paris durant la deuxième moitié des années 1870, alors que la République continue l’œuvre édilitaire de l’Empire. Il explore alors les franges de Paris : la rue d’Alésia, Montmartre, Ménilmontant et les carrières de Belleville dont il laisse des photographies mémorables qui témoignent de l’entre-deux de ce front d’urbanisation.

Un livre-catalogue

Richement illustré par gravures, archives et bien évidemment photographies, ce livre est une somme qui peut bien apparaître comme une rétrospective complète de l’œuvre de l’artiste. L’auteur s’attache à une certaine exhaustivité, listant tout au long du livre l’ensemble de ce qu’il est possible d’attribuer à Charles Marville. Cette exhaustivité peut nuire en partie à la narration, et l’on peine à poursuivre parfois les idées de l’auteur dans les longues listes qu’il déroule, parfois sans problématisation.

L’ouvrage n’en reste pas moins essentiel pour assurer la mémoire d’un artiste qui a vu, après sa mort en 1879, son souvenir rapidement s’estomper. Souvent méprisé comme un artiste documentaire ou de commande, il fut de surcroît associé à une technique considérée comme le refuge des peintres manqués. Il peina longtemps à s’assurer une place d’art autonome. Bertrand Lemoine cherche donc ici à reconstituer toute la cohérence et le parcours de celui qu’il estime, au contraire, être un artiste au plein sens du terme.