Proclamant lors de la Marche sur Washington son amour pour son pays d’accueil, la France, Joséphine Baker manifeste dans son discours la valeur universelle de l’engagement politique de l’artiste.

J’ai fait un long voyage… présente le discours que prononce Joséphine Baker le 28 août 1963 durant la Marche sur Washington, accompagné d’un entretien éclairant avec Pap Ndiaye, historien et spécialiste de l’histoire sociale et de l’histoire afro-américaine des États-Unis, et Jean-Claude Bouillon-Baker, fils adoptif de Joséphine Baker. L’ouvrage affirme le point de vue singulier de l’artiste engagée, ce qu’il est capable d’apporter au domaine de la politique, et ce, malgré ses limites. La publication de ce texte est particulièrement pertinente au regard des migrations contemporaines, tout autant que les mots de Baker, qui communiquent à la lecture son «  énergie phénoménale  » et sa «  capacité de convaincre  ».

Fin connaisseur de l’histoire des luttes aux États-Unis, Pap Ndiaye contextualise la Marche sur Washington, événement majeur pour les droits civiques durant lequel Martin Luther King a proclamé l’immortel «  I Have a Dream  ». Il explicite les idées qui animent ses 250 000 participants et que Joséphine Baker incarne de manière individuelle dans sa quête d’universel. Son fils adoptif complète pour sa part le portrait politique de l’artiste américaine, tel un symbole vivant capable d’inspirer la lutte collective.

Si Joséphine Baker découvre en France un conte devenu réalité, «  un endroit féerique  », c’est parce qu’elle «  fait l’expérience d’une vie qui n’était pas marquée par la violence et la ségrégation  ». Les «  merveilleuses choses » qu’elle y rencontre consistent en la vie la plus simple, alors interdite aux personnes de couleur aux USA : boire dans n’importe quel café, sortir où l’on souhaite sans se voir refuser l’accès. Mais ce n’est pas un pays, encore moins une nation qui incarne pour elle cette liberté, mais une ville. «  Cet accueil incroyable de la France depuis les Années folles  », c’est Paris. En 1925, Baker arrive dans la cité de l’avant-garde internationale — l’École de Paris — et de la modernité. Saltimbanque de la Jones Family Band, vagabonde rêveuse et danseuse provocatrice, sa vie française semblable à un rêve est aussi le fruit de son expérience artistique. «  À 18 ans, elle a fait son apparition en une nuit sur la scène parisienne et elle est devenue une icône  ». C’est donc très rapidement qu’elle évolue dans le pays de Molière en tant que danseuse reconnue, où elle a été «  reçue dans des palais de reines et de rois et dans des résidences de chefs d’État. »

De retour à New-York, en 1936, l’artiste libre est de nouveau péniblement réduite à sa couleur de peau — cette couleur redoutée aux USA comme menaçant la chimère de l’identité blanche américaine. Baker s’exaspère publiquement dans son discours : «  Mon dieu, je suis tout de même Joséphine  ». Le nom seul a son sens singulier. Il représente l’individualité créatrice, la recréation de soi d’une femme qui s’est épanouie sans se soucier de son identité raciale. Elle n’est pas «  la femme de couleur — la Noire, comme vous dites ici en Amérique […]. C’est une femme. C’est Joséphine Baker. » Aux antipodes de toutes revendications identitaires, elle est consciente de la valeur universelle de sa persona : «  Et là, attention, parce que quand Joséphine l’ouvre, on l’entend dans le monde entier  ». Et quand elle dit «  si vous criez, mes amis, je peux vous assurer que vous serez entendus  », elle enjoint la jeunesse à prétendre, dans sa lutte économique et sociale, au même universel que représente la Marche sur Washington, sans ignorer cependant qu’il faut retrouver sans cesse de nouvelles voies pour l’atteindre : « vous, les jeunes, vous devez faire autre chose encore  ».

En parallèle de ce discours, l’entretien de Pap Ndiaye et de Jean-Claude Bouillon-Baker ne manque pas toutefois de relativiser l’engagement de l’artiste et d’en montrer ses limites. L’historien précise en effet que la «  situation féérique qu’elle décrit n’est pas la situation française. Il y a aussi du racisme en France […]. Elle ne dit pas un mot sur la France coloniale qu’elle a connue dans les années 1930 et jette un voile pudique sur les guerres coloniales alors qu’on sort à peine de la guerre d’Algérie. » On peut ajouter qu’elle ne dit rien non plus sur les bravades de l’extrême droite durant les années trente, ni à propos de la crise économique qui mène aux importantes grèves ouvrières de 1936. Artiste reconnue, comme on le sait, Joséphine n’est pas une révolutionnaire. Elle a de l’argent, elle se marie avec un négociant en sucre, elle est une icône, elle est une star. Par ailleurs, son «  uniforme de sous-lieutenant de l’armée de l’air, avec ses décorations, sa Légion d’honneur, sa croix de guerre  » qu’elle arbore le 28 août lorsqu’elle monte sur scène, malgré tout ce qu’elle pouvait en penser et son expérience dans la Résistance, représente aussi les hommages pompeux de l’État qui a mené des guerres impériales dans ses colonies.

Signifier les limites qu’une telle individualité créatrice peut avoir, dès lors qu’elle s’engage dans une lutte collective, permet cependant d’évaluer plus sûrement et sans emphase l’impact réel que celle-ci peut avoir dans l’action politique. Car sa quête de l’universel se concrétise en acte. Et cet acte a un nom : les Midlands. Elle édifie «  un sanctuaire au fin fond du Périgord, au milieu de la campagne  », où, à l’entrée, une pancarte indique : «  Bienvenue aux Midlands, village du monde, capitale de la fraternité universelle.  » Comme elle l’a fait en tant qu’artiste, c’est de tout son être qu’elle incarne en tant que mère sa vision du monde, «  cette œuvre qu’elle accomplissait, cette édification humaine  » : sa famille, la tribu arc-en-ciel composée de ses douze enfants adoptifs issus d’origines différentes. L’un de ses enfants, Jean-Claude Bouillon-Baker reconnaît dans sa mère une figure culturelle emblématique, partageant avec Victor Hugo et Émile Zola le désir de mener le combat politique par la voie de l’apprentissage et du savoir. C’est ainsi qu’elle lance à la jeunesse réunie devant elle le 28 août 1963 : « Vous devez aller à l’école et apprendre à vous défendre. […] un stylo est plus puissant qu’une épée.  »

C’est aussi en référence à la jeunesse que Pap Ndiaye évoque le mouvement contemporain Black Lives Matter comme un héritage des mouvements américains des droits civiques, entre quête d’égalité et revendication identitaire. Il évoque ces «  tensions entre un pôle mettant en avant les questions d’égalité, comme Martin Luther King   , pour qui “un homme noir, c’est un blanc avec une peau noire”, et qui insiste sur le caractère parfaitement universel de ses demandes, et un courant très ancien et très fort, qui valorise une histoire et une identité, par exemple dans la mouvance Black Power des années 1960 […]. Martin Luther King s’opposait à Malcolm X  ». Si Ndiaye reconnaît dans Black Lives Matter une revendication pour l’égalité, il n’ignore pas que la question de l’universel pose aujourd’hui problème, car le terme a été confondu avec l’Europe blanche et chrétienne, mais aussi à cause de la dimension identitaire très forte des revendications actuelles. Or, il faut «  penser un universel qui vit et palpite de toutes ses différences sans s’y réduire. »

N’est-ce pas justement l’artiste, telle que l’était de tout son être Joséphine Baker, qui peut incarner cet universel ? Cette «  mère universelle  » pour qui la France est avant tout un «  là-bas  », l’ailleurs qui représente un espace d’épanouissement individuel. Au-delà de la migration physique, c’est une migration spirituelle qu’elle a effectuée en quittant les États-Unis. Et la question du déplacement géographique compte moins que celle du changement social. Parole essentielle et cruciale de son discours : «  Je voudrais que vous ayez les opportunités que j’ai eues, sans que vous ayez pour cela à fuir votre pays  ». Autrement dit, faire d’ici un ailleurs. Les mots de l’artiste sont importants aujourd’hui quand certains nient trop « la dimension universelle de migrations qui viennent du monde entier ».

Le discours de Joséphine Baker prononcé lors de la Marche sur Washington donne ainsi l’image de l’artiste engagé dans l’action politique : une incarnation de l’universel.