Un recueil de textes consacré à la philosophie de Jean-Louis Chrétien donne à voir toute la profondeur de ce phénoménologue rigoureux et remarqué.

Ce volume, l’un des premiers consacrés à l’œuvre de Jean-Louis Chrétien, rassemble des textes inédits, des entretiens, des études sur sa pensée et des témoignages, ainsi que des portraits parus au moment de sa mort dans la presse et quelques lettres échangées avec le philosophe Michel Henry.

Des textes inédits

Parmi les textes du phénoménologue sont publiés des études qui approfondissent certains de ses domaines de prédilection. On ne sera ainsi pas étonné de trouver des analyses relatives à la prière et la consolation (dans « La prière, de l’épreuve à la béatitude ») qui rappellent La parole blessée. Phénoménologie de la prière, ou sur la signifiance du corps chez Claudel (« Le corps selon Claudel ») qui fait écho à Symbolique du corps : la tradition chrétienne du Cantique des Cantiques. On trouve également des éléments d’analyse de la pensée augustinienne (« Les noms divins dans la pensée de saint Augustin »), dont Jean-Louis Chrétien fut un grand spécialiste, et qui ouvrent à la question importante dans ces travaux de l’articulation entre philosophie et théologie (ainsi l’étude de l’apologétique chez Bossuet et Pascal, et les différences entre les deux réalités qu’ils appellent du même nom d’indifférence, intitulée « Formes et destinataires de l’apologétique »).

Mais on trouve surtout dans ce volume un texte capital dans lequel Jean-Louis Chrétien situe précisément sa démarche et sa place au sein de la phénoménologie française. Dans « Sur la "Nouvelle phénoménologie en France" », il critique précisément le « tournant théologique » de la « phénoménologie française » diagnostiqué par D. Janicaud au début des années 1990, en montrant que ce concept recouvre des pensées divergentes au point d’être difficilement conciliables. À partir de là, Jean-Louis Chrétien esquisse rapidement les lignes de son « propre chemin » philosophique : « Le mot central qui unifie l’ensemble de mes travaux, très divers par leurs thèmes directs comme par les œuvres qui m’ont donné à penser, philosophiques, théologiques, poétiques, romanesques ou picturales est celui de la Parole ». Et parmi les différentes questions afférentes à cette notion, Chrétien s’intéresse tout particulièrement à celle du lien entre l’appel et la réponse. Pour lui, l’analyse de la réponse ne se réduit pas à une dimension langagière, mais implique également une réflexion sur la responsabilité. Là s’originent diverses trajectoires d’étude : la question du don, par exemple, et les enjeux phénoménologiques qu’elle implique, celle de savoir comment répondre à un don, ou encore « la phénoménologie de l’affectivité » illustrée par des analyses de la fatigue, de la joie ou des larmes.

Les entretiens

Dans ses entretiens, Jean-Louis Chrétien répond à un certain nombre de questions, ce qui lui permet d’insister sur des éléments philosophiques qui lui semblent particulièrement importants. Il explique que dans la vie spirituelle et intellectuelle, les rencontres sont capitales et qu’elles requièrent la maîtrise d’une langue qui permet l’échange. C’est pourquoi il insiste sur le caractère primordial en philosophie d’une langue qu’il faut comprendre précisément et qu’on ne peut maîtriser qu’à travers l’exercice — l’épreuve, même — de la traduction (il mentionne l’importance du grec et du latin pour s’ouvrir à la culture et se dégager de l’éducation « strictement marxiste-léniniste » familiale). Un mot, si on en pénètre intimement le sens, peut être « un fil conducteur précis et saisissable » d’une méditation philosophique authentique. Ainsi, l’auteur a pu partir d’un mot pour en analyser toutes les dimensions philosophiques mais également extra-philosophiques, comme par exemple dans son ouvrage La joie spacieuse, sous-titré Essai sur la dilatation.

Il rappelle également que la pensée ne sort pas de nulle part et qu’il convient de repenser ce qu’ont pensé d’autres avant nous pour penser véritablement, même si un parcours philosophique ne saurait se réduire à « la liste de ses filiations ni de ses gratitudes ». Lorsqu’il évoque les philosophes qui ont eu selon lui le plus d’importance dans sa formation philosophique, il accorde une place prépondérante à Maldiney, Heidegger (en particulier Acheminement vers la parole), Husserl, Platon et Kierkegaard.

La philosophie antique et la Bible

Dans une longue section consacrée aux études sur la pensée de Jean-Louis Chrétien, de nombreux contributeurs réfléchissent à la portée et à l’importance de certains de ses thèmes de réflexion, ou à sa démarche générale, et d’abord à tout ce qui est en rapport avec la philosophie antique et la Bible.

Catherine Chalier, dans sa « lecture de "l’offrande du monde" » met en avant la thèse de Chrétien, reprise de Philon, selon laquelle l’action de grâce est la plus haute réponse humaine à Dieu. Comme elle l’écrit, « cette gratitude est l’hyperbole même de la vertu, elle s’exprime par la voix, non par des constructions ou des sacrifices ». Cela fait de la louange à Dieu le meilleur usage que l’homme puisse faire de la parole humaine.

De son côté, Emmanuel Cattin fait du philosophe poète un penseur de la gloire. Il montre que si la gloire est explicitement présente dans certains textes (comme dans La Voix nue et dans Reconnaissances philosophiques), elle peut aussi se trouver ailleurs. Elle serait alors comme un « foyer phénoménologique vers lequel converge le faisceau de tous les autres concepts emblématiques de cette pensée », ce qu’il examine dans une pénétrante réflexion sur l’analyse que Chrétien consacre à la pensée du grand théologien catholique Hans Urs von Balthasar.

Dans « l’inespéré et la patience du temps », Anne de Saxcé reprend les analyses données au cours d’une intervention au Collège de France à propos du deuil. Pourquoi pleurer la mort d’un proche, puisque cela est mal vu pour un chrétien, qui croit en la résurrection ? À l’aide des concepts et des analyses tirés de L’Inoubliable et l’inespéré, elle montre que « seul un passé qui n’est jamais dépassé et reste toujours finalement présent peut être dit "inoubliable", ce que les grecs ont reconnu comme caractéristique de certaines souffrances ». Cela permet de rendre compte de la douleur qu’Augustin raconte dans ses Confessions, au moment de la mort de son ami.

En outre, dans « Canticum novum. Jean-Louis Chrétien et l’arche de la parole augustinienne » — une relecture éclairante de l’Arche de la parole que Chrétien consacre à Augustin —, Jean Greisch dégage des différences entre l’analyse phénoménologique de la parole augustinienne par Chrétien et l’approche pragmatique linguistique du langage. Greisch oppose d’abord le caractère conventionnel des cinq grandes classes d’actes performatifs (verdictifs, exercitifs, promissifs, comportatifs et expositifs) que distingue Austin et qui correspondent à autant de formes de vie sociale, de geste pour agir dans l’espace social, à la « spontanéité aventureuse » de la parole singulière d’Augustin. Il insiste ensuite sur l’importance de la dimension vocale et corporelle des actes : « gémir », « crier », « jubiler », « chanter ». La jubilation ou le cri sont non seulement des expressions sonores mais également des actes corporels exprimant ce que le son seul ne saurait rendre. Finalement, J. Greisch montre aussi que la réflexion sur la parole de l’homme chez Augustin ne prend tout son sens qu’au regard des actes de la « Parole divine ».

Une pensée en dialogue

S’ensuit une série de communications sur les dialogues implicites ou explicites que Chrétien a noués au cours de ses recherches.

Parmi différentes réflexions de grande qualité, celle d’Olivier Boulnois, « De la responsabilité à la liberté », questionne la notion de responsabilité chez Chrétien et établit qu’elle est à la fois finie et illimitée : elle est finie parce qu’elle porte sur une obligation précise, mais elle est aussi illimitée « puisque je dois assumer toute la portée de mes actes, sans pouvoir a priori en délimiter les conséquences ». Autrement dit, on ne peut réduire ma responsabilité à mon intention initiale, car comme le dit Jean-Louis Chrétien : « Vouloir n’être responsable que dans le monde fictif de mes calculs, c’est la même chose que refuser sa responsabilité dans le monde réel ». Or, comme aucun système juridique ne peut me tenir pour responsable de toutes les conséquences de mon action, on peut voir un écart entre la responsabilité juridique et la responsabilité tragique, de telle sorte que je pourrais par exemple me sentir responsable toute ma vie d’une faute qu’autrui juge insignifiante. Cette responsabilité tragique est donc d’un autre ordre que la responsabilité morale, qui ne connaît que l’éloge ou le blâme. Cependant, comme il existe par ailleurs de nombreux cas de responsabilité sans faute (quand, par exemple, on est responsable de ce dont on doit répondre : les actions de nos enfants ou de nos animaux), on pourrait être tenté de s’attribuer ce que Boulnois appelle une « omni-responsabilité » : l’idée que nous sommes responsable de tout et de tous, et dont on trouverait une formulation chez Levinas. Or, ce que montre Chrétien et qu’analyse Boulnois, c’est que la thèse que « je suis responsable de tout et pour tous » n’est pas une thèse philosophique mais théologique, puisqu’elle repose sur la communion des saints et la communion dans le péché. Et en effet, une telle thèse n’est plus éthique, car elle n’est pas universalisable : « dire que chaque homme est plus coupable que tous les autres est une pure contradiction. Nous entrons dans le domaine du religieux, car (…) ce "moi plus que les autres" est ce qui met chacun de nous en relation avec le Christ. » Précisant encore son analyse, Boulnois avance que la pensée lévinassienne selon laquelle je suis responsable de tout avant tout engagement n’a de sens que parce que les obligations particulières que j’ai contractées depuis ma naissance me définissent. Mais ma responsabilité n’est pas infinie. Et comme le souligne Boulnois, redéfinissant un sens juste de la responsabilité, pour Chrétien non seulement je ne peux pas répondre pour tous, mais encore «  le rêve de cette responsabilité infinie ne fait que révéler mon incapacité à répondre pleinement de mes propres responsabilités finies ». En réalité, prétendre avoir une responsabilité infinie ne pourrait être que le prétexte que j’emploierais pour me dérober à l’obligation d’être responsable ici et maintenant, de tel individu singulier. Certes, personne ne peut refuser toute responsabilité, mais affirmer que tout le monde est responsable de tous signifie concrètement que personne n’est responsable de rien. Au contraire, selon Chrétien, au lieu de prétendre être responsable de tous, il faut dire que nous sommes responsables de notre prochain, le premier venu, car seul le Christ est responsable pour tous.

Maria Guibert Elizalde consacre pour sa part une étude originale sur la lecture de Nietzsche par Chrétien, dans laquelle elle commence par faire voir l’importance de Nietzsche et de son rapport à la fatigue, dans l’ouvrage éponyme de Chrétien, où Nietzsche est convoqué pour son analyse de la grande fatigue et de la fatigue de la grande fatigue. La grande fatigue que perçoit Nietzsche, en physiologue, n’est pas le résultat d’un effort, mais une fatigue qui coïncide avec l’origine du nihilisme, qui dit non à la vie. Nietzsche propose une généalogie de la fatigue nihiliste, dans laquelle le christianisme est le nihilisme par excellence. Chrétien critique l’interprétation nietzschéenne du christianisme : Nietzsche n’aurait fait qu’inventer un mépris chrétien du corps, alors même que les philosophes antiques critiquaient les chrétiens pour être « philosômatos », d’aimer trop le corps. Dans une telle lecture, Nietzsche apparaît comme « l’ennemi » de Chrétien, qui se distingue ainsi d’autres penseurs chrétiens (comme Marion, Jaspers ou de Lubac) pour lesquels Nietzsche est l’occasion de purifier l’image de Dieu que les chrétiens pensent en avoir. Pour Chrétien, Nietzsche ayant inventé un christianisme pour les besoins de sa cause, ses attaques n’atteignent pas le christianisme lui-même mais ce qu’il croit être le christianisme, et seraient donc sans grand intérêt pour sa compréhension.

De son côté, Thomas Aït Kaci analyse l’importance qu’a eue la philosophie de Maldiney dans l’élaboration de la pensée de Chrétien. Il insiste de façon particulièrement claire sur la dimension transformatrice de l’épreuve chez Maldiney, épreuve par laquelle je suis mis face à moi-même et mes limites, si bien que l’épreuve constitue également le lieu du dépassement de ces limites. Chrétien reprend ces caractéristiques de l’épreuve dans son œuvre et les associe particulièrement à la rencontre : à l'occasion d'une véritable rencontre, je ne peux en effet sortir que changé et plus authentique, d’une certaine façon plus moi-même. Comme l'écrit Jean-Louis Chrétien : « Il n'y a pas non plus de rencontre d'où je ne revienne pas à moi, brisé et réuni, déchiré et réconcilié, devenu question pour moi-même et par là devenant moi-même. [...] Ce dessaisissement est ce à partir de quoi je puis et dois me ressaisir, c'est-à-dire me saisir en vérité ».

Parallèlement, Sébastien Perbal explique avec précision le statut des citations scripturaires chez Chrétien, en montrant qu’elles n’ont pas valeur de preuve revêtue d’une quelconque autorité, mais qu’elles permettent « d’ouvrir la pensée à ce qui la déborde ». Autrement dit, leur intérêt est de fournir le point de départ d’une analyse philosophique de l’excès apporté par cette parole.

Et Paul Slama montre comment l’œuvre de Levinas, parce qu’elle permet de penser l’accueil de l’infini par le moi, est importante dans la pensée de Chrétien et illustre, avec la notion de grâce, l’accueil de « cet excès que je ne devrais pas pouvoir accueillir et que pourtant j’accueille, cette instance qui me dilate et me rend plus grand que moi-même  ».

Au total, par la prise en considération de la posture et du geste philosophique de Jean-Louis Chrétien, le recueil qui lui est consacré permet d’entrer plus clairement dans les réflexions de ce phénoménologue et comble le vide qu’il a créé en s’éteignant, pour ceux qui avaient eu l’occasion de l’entendre ou de le lire. L’ouvrage insiste sur la profondeur de la lecture de certains auteurs (Maldiney, Levinas, Augustin), sur l’importance de certaines pratiques (consacrer une investigation philosophique à un concept, utiliser d’une certaine façon des citations scripturaires, etc.) et ouvre à des pistes de réflexion qui s’avèrent fécondes (le rapport à Nietzsche, etc.).