Le troisième roman d’Adrien Lafille, « Le Feu extérieur », ouvre un monde composé d’événements microscopiques, où les sensations et les éléments constituent les clés de la narration.
Paru aux éditions Corti en avril 2024, Le Feu extérieur est le troisième roman d’Adrien Lafille et son quatrième livre. Après Milieu (2021) et La Transparence (2022) aux éditions Vanloo, on compte aussi, à quatre mains avec Anaël Castelein, :Kappa: (Rrose, 2022), qui n’est ni un roman, ni un récit, mais une expérience littéraire en forme de chant guerrier placide à toutes les petites gloires de Twitch.
Voyage dans le multivers
Chacun de ces livres déploie un univers atemporel dont les lois ne varient qu’à peine de celles en vigueur dans le nôtre – assez cependant pour provoquer un trouble, qui tient à la fois de l’inquiétude et de la fascination, qui tient et tire l’attention vers des horizons inexplorés. Plus sombre, plus délibéré peut-être que les autres, Le Feu extérieur est un roman aux allures de quête vidéoludique dont l’objet serait volontairement flou. Presque une suite ou un antépisode aux précédents livres de l’auteur, ce nouveau récit confirme l’impressionnante capacité d’Adrien Lafille à construire des mondes potentiellement intriqués sans qu’aucun fil n’apparaisse pour trahir leur appartenance :
« Un point zéro existe toujours, ça peut être le coin d’une rue, une fenêtre, une table, une chaise, un objet, quelqu’un, une phrase, un geste, c’est le zéro mais le zéro n’est jamais seul, le zéro commence avec d’autres zéros, il y a des zéros à côté des zéros tant qu’il y a des choses à côté des choses. »
De la même manière que le livre s’inscrit dans une œuvre en devenir, en tant que pièce – de puzzle ou de tissu –, son contenu s’organise en fragments portant le nom d’un personnage, d’un lieu ou d’un objet. Autant d’entités évoluant à même hauteur dramaturgique au sein de l’histoire : pas de statut préférentiel accordé aux protagonistes, pas de différence entre environnement et sujet, contenant et contenu, mais une histoire portée par la voix narrative du je autant que par ce qu’elle rapporte de vu ou de vécu. Catapulté dans un espace parfaitement déterminé (reporté sur un plan en fin d’ouvrage) qui lui semble familier mais ne l’est en réalité pas du tout si l’on en croit ses interlocutrices et interlocuteurs, le narrateur anonyme a un petit côté Perceval en déroute. Manger, dormir, parler, suer sont pour lui des actions complexes qui regorgent de problèmes en puissance. Si l’environnement est clair, précis et pas bien étendu, s’y mouvoir est difficile : comme chez Beckett, les corps sont soumis à toutes sortes de micro-transformations (d’agressions) qu’il s’agit d’observer, de combattre, de subir ou de contrecarrer.
Une poétique du contact
Car il existe dans cet univers une porosité fondamentale entre le monde et la chair : « Les endroits font les personnes, les personnes font les personnes. » Ainsi les sujets, les objets et les manifestations physiques de l’univers (les éléments) transfèrent-ils par contact leurs qualités à ce (et ceux) qui les environne. À la manière des philosophes présocratiques, Adrien Lafille développe une cosmogonie dont le principe relèverait ici d’une poétique du contact, plutôt que d’un élément en particulier : « Chaque feu prend la couleur de ce qu’il brûle. » Cette dimension oraculaire – définitoire et définitive – infuse l’entièreté du roman, toute l’œuvre de l’auteur même, traversant les mille fragments qui composent l’histoire et que l’on pourrait tout aussi bien parcourir à reculons : le principe donne une direction, mais pas un sens.
« La peur est faite des choses cachées dans les choses. / Et puis les craquements dans ce qui ne craque pas, la voix dans ce qui ne parle pas, le sec au milieu de l’eau, la bille dans ce qui ne peut pas rouler, le chaud dans les jours de gel, la chose tellement dure qu’elle casse. »
Parce qu’elle s’appuie sur un important arrière-plan philosophique et un attrait manifeste pour les images tout en présentant un univers clos, replié sur lui-même (à l’infini), la manière de raconter d’Adrien Lafille est à la fois centrifuge et centripète (pour reprendre les termes du théoricien du cinéma André Bazin). Elle amène à plonger à l’intérieur de l’image et à regarder virtuellement au-delà de ses bords (en cela, le fragment est une fenêtre sur un monde immense), autant qu’elle ferme l’image-fragment sur l’espace de sa propre matière et de sa propre composition.
Tout est alors possible si l’on respecte les règles édictées par cet univers étrangement familier. Le Feu extérieur pourrait ainsi s’envisager comme un thriller quantique. L’inquiétude et la violence se situent au niveau nanoscopique : le moindre choc déplace un monde, et chaque détail est aussi potentiellement englobant, doux et chaud que l’action d’un soleil absorbant une planète.