Dans ce livre qui mêle archives, récit, essai et entretiens, Adèle Yon mène l’enquête sur son arrière-grand-mère, victime d’une lobotomie en 1950.
Adèle Yon, née en 1994, est normalienne et chercheuse en études cinématographiques, enseignante et cheffe de cuisine. Ayant abandonné une thèse sur les doubles féminins fantômes au cinéma, elle a préféré la recherche-création, en s’intéressant au fantôme de son aïeule, Elisabeth (1916-1990), surnommée Betsy par sa famille, jeune femme « brillantissime » et libre, victime de son mari André, polytechnicien catholique et rigide, et de son père qui la firent lobotomiser en 1950. Elle fut internée sous contrainte pendant 17 ans dans un asile à Fleury-les-Aubrais près d’Orléans.
Ce livre glaçant, qu’on lit d’une traite sans en croire ses yeux, soulève plusieurs questions troublantes. Celle du poids de l’hérédité d’abord : l’auteure, gagnée souvent par la colère, se demande si elle ne devient pas « schizophrène » à son tour, selon le diagnostic posé rapidement sur les colères de son arrière-grand-mère. Celle de la condition des femmes ensuite, surtout en une époque où triomphaient encore le patriarcat et tous ses abus. Celle de la lamentable histoire de la psychiatrie dans la seconde moitié du XXe siècle, aussi. Celle, enfin, des valeurs de la bourgeoisie dans une famille nombreuse, qui possède une propriété près de la Trinité-sur-Mer, où se réunit la tribu tous les étés. Une famille dans laquelle « Maman, c’était un non-sujet », comme le dit un des enfants d’Elisabeth lors d’un entretien avec l’auteure, comme pour contenir le vertige des souffrances et des secrets que recouvre ce silence.
Un art très maîtrisé du montage
Grâce à sa grand-mère, fille aînée d’Elisabeth, et figure essentielle de ce livre qui lui est dédié, l’auteure a accès à des archives, comme la correspondance de Betsy et d’André avant leur mariage. Une correspondance où le lecteur voit se tramer le choc que sera pour cette très belle jeune femme ivre de liberté et de goût pour la vie l’autorité sans bornes de son futur mari, qui conclut ainsi sa lettre du 13 février 1940 : « Sans doute vous êtes libre, mais jusqu’à un certain point seulement, car je suis votre chef. La Providence m’a institué tel. » Il pense (à sa place) qu’« il n’y a qu’une chose qui [la] préoccupe : devenir une sainte ». Si la vie d’Elisabeth n’était pas aussi triste, il y aurait parfois de quoi rire, mais d’un rire proche du cri d’effroi, notamment quand André prie Dieu dans sa « méditation » du 25 mai 1949, alors que sa femme est enfermée à Ville-Évrard : « Ne permettez pas que je reste indéfiniment dans cet isolement où je souffre actuellement. Que Betsy guérisse vite ou alors rappelez-la à Vous. »
Dans ce premier livre qui frappe par sa maîtrise et son intelligence, l’auteure alterne des descriptions sidérantes de la lobotomie (pratique née aux États-Unis dans une sorte de médecine spectacle dont le livre documente l’histoire) avec l'évocation de ses gestes précis pour découper du porc dans ses activités de cheffe de cuisine. Elle intègre des documents très variés : photographies, mais aussi extraits d’une thèse de médecine soutenue le 22 juin 1951, intitulée « Essai sur la place de la lobotomie dans le drame familial », avec des observations saisissantes sur le traitement de « Mme N. », c’est-à-dire Elisabeth, et les décisions délétères de son mari et de son père, « personnage petit, maigre, aux gestes secs, précis et méticuleux », qui conseille « la force » à son gendre pour venir à bout des « troubles caractériels » de Betsy.
Dès juillet 1948, les deux hommes demandent que soit pratiquée une lobotomie, ce à quoi le Dr Hécaen s’oppose pour « une malade lucide, refusant certainement l’intervention ». Il propose « une cure de Sakel » (qui provoque par injection d’insuline un coma hyperglycémique). En janvier 1950, une nouvelle demande est faite par les deux hommes et acceptée par les médecins, sans que l’opération mette fin à « des scènes exactement semblables » à celles qui l’ont précédée. L’observation se conclut ainsi : « Nous aurons l’occasion, au cours de cette étude, de citer d’autres exemples de ces pressions familiales. S’exerçant parfois de façon un peu trop intempestive, elles laissent au médecin une impression de malaise. »
La création pour survivre
C’est toute une histoire de la bourgeoisie française, de ses mensonges et de ses turpitudes, qui s’écrit en creux dans ce livre, où l’auteure met au jour des secrets de famille bien dissimulés (comme la poussière sous le tapis) par des silences convenables. À cette force de destruction massive, à cette puissance morbide de la famille, la création semble la seule réponse possible. La nièce de Betsy, sculptrice, indique ainsi la voie à l’auteure : « Tout le noir qui est en moi, je l’ai mis dans la terre. Il n’y a que la création qui peut nous faire survivre. Je vis dans la survie, et après tout beaucoup d’artistes le disent : ce n’est pas la pire des façons de vivre. Ce n’est pas la pire. C’est l’aventure. »
Adèle Yon, de la sorte, crée une forme composite et polyphonique, follement dynamique et documentée. Elle coupe souvent dans le vif du sujet, et reprend les quelques éléments de la légende familiale autour de Betsy pour les assembler comme les pièces d’un puzzle dont elle sait qu’elle ne viendra jamais à bout. C’est ce geste de résistance qu’il faut saluer chez cette jeune femme comme on aimerait en avoir dans sa propre famille ou dans sa descendance, capable comme elle est, grâce à son intelligence et à son courage, de rendre justice, ou du moins de faire entendre une voix juste, qu’on a cherché à étouffer de mille manières. Cette justesse caractérise ce livre jusque dans ses remerciements, dont le dernier vient comme une promesse : « Je remercie enfin toutes les femmes qui, au cours de ce voyage et au-delà, m’ont fait part de leur expérience de la maladie mentale, de la peur, de la menace, du découragement, du poids familial, du silence, de la colère. Je remercie toutes celles et ceux qui apercevront leur histoire dans le creux de celle-ci. Ce livre est pour nous : qu’il nous libère. »
Loin de se replier sur soi, dans un narcissisme sans effets, ce livre se déplie et se déploie comme un travail politique et sensible, intime et nécessaire, pour soi et vers l’autre. Cette réussite va au-delà de la littérature et éblouit, quand on pense qu’il s’agit d’un premier livre, comme une lumière qui n’a pas fini d’éclairer.