Dans un ouvrage consacré à la "rencontre" et un numéro de revue consacré au "temps", D. Berthet explore l’ouverture à l’autre (personne, lieu, œuvre d'art) et l’imprévisibilité de ces expériences.
L’ouvrage de Dominique Berthet, L’imprévisible rencontre. L’autre, le lieu, l’art, s’ouvre sur une interrogation fondamentale : qu’est-ce qu’une rencontre ? Si chacun fait quotidiennement l’expérience de rencontres diverses – qu’il s’agisse d’un contact fortuit, d’un échange marquant ou d’une relation profonde –, toutes n’ont pas le même impact. Certaines bouleversent notre vision du monde et font basculer notre trajectoire de vie. En ce sens, les rencontres ne se réduisent pas à une simple causalité mécanique : elles ne sont pas seulement un enchaînement logique de causes et d’effets, mais un phénomène bien plus complexe, parfois imprévisible.
De la même manière, la question du temps, développée dans le numéro thématique de la revue Recherches en esthétique qu’a dirigé Dominique Berthet, ne le limite pas à la mesure objective des sabliers et des horloges : elle suppose d’interroger les multiples dimensions temporelles qui façonnent nos perceptions et nos expériences. Ainsi, le temps y est considéré à la fois comme une notion abstraite et comme une modalité concrète de l’existence. D’article en article, les 24 auteurs et autrices ayant contribué à ce volume démontrent que le temps inscrit les humains dans une durée de vie plus ou moins longue mais néanmoins finie, ce qui ne manque pas de les tourmenter.
En ce sens, la lecture parallèle des deux volumes est complémentaire, car la rencontre est indissociable du temps, engage un certain rapport au temps. Il s’agit à la fois d’une rupture dans le cours habituel des choses et le commencement d’une aventure nouvelle.
Une approche esthétique
L’auteur, philosophe de l’esthétique à l’Université des Antilles, organise son enquête sur la rencontre en trois grandes parties : la rencontre de l’autre en tant que personne, la rencontre de certains lieux qui suscitent une exploration nouvelle, et la rencontre de l’art et des œuvres. Ce découpage permet d’aborder des rencontres sous des formes diverses : rencontre-attraction, rencontre déterminante, rencontre-choc, rencontre liée au déplacement ou encore rencontre esthétique.
L’attention portée à la rencontre des œuvres d’art est également au cœur du numéro de la revue Recherches en esthétique. En s’attachant à la notion de temps, les différents articles explorent la temporalité à travers la poésie, le cinéma, l’architecture et les arts caribéens. L’ensemble met en lumière le rôle du temps dans la création et la réception des œuvres.
La confrontation à l’autre
Un concept central se dégage de l’ouvrage de Berthet : la surprise. Inspiré par Guillaume Apollinaire, il rappelle que la surprise est le moteur de la nouveauté. Employer par le poète pour qualifier le mouvement poétique de « L’Esprit Nouveau » dans les années 1920-1925, cette idée devient chez Berthet un antidote contre l’accoutumance. La rencontre, en tant qu’expérience inédite, repose ainsi sur ce principe fondamental.
Toutefois, la rencontre n’est pas toujours facile ni agréable. La confrontation avec l’autre peut donner lieu à des malentendus, des conflits, voire des échecs. Aller vers quelqu’un, c’est aussi prendre le risque d’une « malrencontre », c’est-à-dire d’une rencontre manquée, d’un engagement douloureux ou d’un choc émotionnel. Mais c’est précisément cet imprévu, cet inattendu, qui confère à la rencontre toute sa force. On la prévoit rarement, on ne la contrôle pas, et quoique l’instant de la rencontre s’évanouisse rapidement, elle laisse une empreinte durable et transforme notre rapport au monde.
Qu’elle soit destructrice ou positive, la rencontre nécessite un certain certaine attention et une certaine réceptivité : ce n’est qu’à cette condition que la rencontre devient féconde, capable de redonner un élan nouveau à ceux qui la vivent. Berthet rejoint ici André Breton, pour qui la rencontre repose sur une nécessité intérieure : celle de se porter vers l’autre. De cette ouverture naît une infinité de possibles, au premier rang desquels l’amour.
Le numéro de Recherches en esthétique prolonge cette réflexion en analysant comment, dans la rencontre, l'évolution des attaches affectives nous ramène sans cesse à l’ordre du temps : un amour qui naît ou qui s'éteint, un choc qui ouvre à la découverte ou au contraire qui signe une rupture irréversible, etc.
Raconter et représenter la rencontre
L’une des grandes forces de l’ouvrage réside dans son recours aux récits. Berthet maîtrise l’art du récit et illustre son propos à travers de nombreux exemples. Il évoque ainsi Christophe Colomb et la façon dont des écrivains contemporains comme Octavio Paz ou Carlos Fuentes revisitent la destinée des peuples latino-américains. Il cite également Édouard Glissant, qui s’interroge sur la rencontre entre Européens et Amérindiens.
Mais ce qui caractérise le plus l’approche de Berthet, c’est son ancrage dans l’art. Spécialiste des artistes caribéens, il enrichit son ouvrage de magnifiques pages iconographiques en couleur, dans lesquelles il présente par exemple le travail d’artistes explorant la traite négrière et la traversée des captifs africains, pressés au fond des cales des bateaux en route vers le Nouveau Monde. Laura Facey, par exemple, utilise son art pour dénoncer cette forme catastrophique de rencontre et pour tenter une forme de guérison.
Cette démarche se retrouve dans le numéro des Recherches en esthétique, dont les pages iconographiques mettent en avant des travaux peu visibles dans les circuits artistiques métropolitains.
La rencontre avec l’art
Enfin, Berthet aborde la rencontre avec l’art sous différentes facettes. Il distingue la rencontre du spectateur avec l’œuvre, la rencontre entre différentes formes artistiques (leurs correspondances, leurs dialogues, leurs engagements esthétiques) et la rencontre entre l’art et d’autres disciplines (sciences, histoire, etc.).
Partant de la création artistique, il cite de nombreux écrits d’artistes avant de s’intéresser à l’expérience du spectateur. De ce point de vue, l’expérience de la rencontre désigne la confrontation avec une œuvre qui produit une émotion marquante. Faisant un retour sur lui-même, l’auteur témoigne de ce que ses premières émotions esthétiques étaient suscitées par l’étonnement — établissant un parallèle avec Baudelaire. Cet étonnement, selon lui, est à l’origine du lien entre l’art et l’inattendu, entre la création et la surprise ou le trouble.
À cet égard, les œuvres d’art sont des occasions particulières de rencontre, que ne sont pas les autres objets. Les œuvres d’Anish Kapoor ou d’Anselm Kiefer, par exemple, sont évoquées comme des expériences esthétiques bouleversantes.
Ces éléments en tête, on ne s’étonnera pas que Dominique Berthet, dans son rôle de directeur de revue, ait invité d’autres auteurs à approfondir ce thème de la rencontre en travaillant sur le rapport des œuvres au temps. C’est ce que font par exemple Jean-Ambroise Vesac, avec son exploration du bruit quantique, ou encore Rodrigue Glombard, avec ses recherches sur l’écoulement temporel. Dans ces réflexions se profile déjà le prochain numéro de la revue : portant sur la notion d'irréversibilité, il explorera les effets du temps et de la finitude sur la conscience humaine et sur sa relation avec le monde et les autres.