Dardot et Laval proposent une analyse historique des manières de « faire des mondes » pour orienter, à l'avenir, vers la constitution de « communs » à l'échelle cosmopolitique.

Dans Instituer les mondes, Pierre Dardot et Christian Laval s’interrogent sur les processus d’élaboration des mondes (civils, culturels, politiques) que l’on regroupe sous le terme de communs. Ce concept, au cœur de leur réflexion, traverse l’ensemble de l’ouvrage et se présente comme une réponse possible aux crises contemporaines, qu’elles soient écologiques, sociales ou politiques. À l’encontre de l’alternative trompeuse entre individualisme et protectionnisme, l’ouvrage s’attache à comprendre comment des mondes communs émergent, s’instituent et se maintiennent, en tenant compte de la dimension historique, culturelle et politique de ces constructions.

Les auteurs, l’un philosophe (Pierre Dardot), l’autre sociologue (Christian Laval), adoptent une approche rigoureuse et minutieuse, évitant toute généralisation hâtive. Leur analyse ne se limite pas à un travail théorique : elle se veut aussi un outil pratique, destiné à celles et ceux qui cherchent à imaginer de nouvelles formes d’organisation politique et sociale. L’ouvrage ne se contente donc pas de scruter le monde contemporain, il propose également une réflexion sur l’avenir de nos constructions historiques. Cela se fait encore à partir de considérations sur le passé, lequel n’est pas idéalisé mais présenté comme un fonds disponible, où il est possible de puiser des informations pour éclairer les défis du présent et nourrir les futurs.

Des mondes possibles

Le sous-titre du livre, Pour une cosmopolitique des communs, annonce l’enjeu central de cette réflexion : il s’agit de présenter l’échelle «  cosmopolitique  » comme l’horizon d’un agir politique effectif. Et cela passe premièrement par la reconnaissance de notre appartenance à une condition terrestre commune (laquelle a pour corollaire l’unicité indépassable de notre planète) et donc des limites matérielles de notre liberté d’agir.

Les auteurs prennent d’emblée certaines précautions conceptuelles essentielles. Ils prennent soin de ne pas manier les notions de «  monde commun  » ou de «  cosmopolitisme  » comme de simples slogans moraux. Ces termes sont en effet marqués par une longue histoire philosophique et politique dont il convient de tenir compte, y compris à travers les transformations qu’ils ont subies, pour les faire servir des objectifs nouveaux. C’est justement cette articulation entre réflexion conceptuelle, analyse historique et observation du présent qui confère à l’ouvrage toute sa richesse.

Cette articulation est d’autant plus nécessaire que chaque configuration politique donnée, à toutes les époques, a eu tendance à se concevoir non pas seulement comme un monde (possible) mais comme le monde (souhaitable), projetant dans cette idée une sorte de complétude absolue prétendant à l’universalité. Pourtant, il existe toujours des mondes possibles en dehors du monde existant — sur quoi repose l’opposition politique et son inventivité. D’ailleurs, l’histoire politique n’est pas linéaire mais faite d’affrontements incessants entre différentes conceptions du monde.

Un point de vue cosmopolitique ?

De la même manière, la notion de «  cosmopolitisme  » a connu de multiples usages. Un excellent chapitre les explore et les retrace sous la forme non pas d’un banal exposé de doctrines mais d’une réflexion critique stimulante. Car ce terme a des implications pratiques et stratégiques essentielles. Il permet de dépasser à la fois la critique anarchiste (abolition) et marxiste (réduction à des fonctions administratives) de l’État en démonopolisant le lien politique, réduit à l’échelle étatique ou nationale. Selon les auteurs, il convient d’admettre la pluralité des communautés potentielles et d’insister sur leur libre droit d’organisation et de relation.

À la lumière des penseurs classiques de la théorie politique mais aussi d’auteurs contemporains incontournables tels que A. L. Tsing, B. Latour, F. Lordon, E. Balibar ou encore A. Badiou, l’ouvrage analyse en profondeur les formes historiques de regroupement humain et les différentes conceptions de la souveraineté. Ils montrent ce faisant que les «  communs  » ne sont ni naturels, ni spontanés, mais qu’ils s’instituent à travers des processus politiques qui peuvent procéder d’un choix, d’une imposition ou d’une lutte.

Cette réflexion permet de déconstruire certaines idées reçues, notamment celle d’un ordre politique qui s’imposerait de lui-même. Les auteurs montrent par exemple comment l’idée d’État-nation, souvent perçue comme une donnée naturelle ou une norme évidente, s’est en réalité construite historiquement et imposée au fil du temps comme une instance en laquelle on pouvait déposer toute sa confiance voire son amour.

Qu’on les nomme «  Nation  », «  République  », «  Internationale  », «  Union  », «  SDN  », «  Fédération  », «  Alter-mondialisme  », les grandes formes politiques ont émergé pour répondre à des besoins de structuration et d’unité face à des morcellements jugés menaçants. Ces formes ont toujours cherché à produire du commun, c’est-à-dire à faire adhérer à un projet collectif, sinon par le consentement réel, du moins par des puissances symboliques, un cadre matériel et des forces affectives. Mais les auteurs soulignent que le degré d’imposition de ces formes politiques varient considérablement selon qu’elles sont imposées de l’extérieur ou qu’elles ont émergé de l’intérieur.

En vue de l'avenir

En somme, il ne suffit pas d’appeler à la formation de mondes communs (qui existent déjà, partout), encore faut-il qu’ils soient souhaitables. De ce point de vue, il est tentant de rêver à partir du passé. Mais les auteurs rappellent qu’«  on ne peut répéter le passé. Il nous faut inventer une nouvelle forme politique en nous appuyant sur les processus réels  ». Ainsi, s’il est utile de discuter les options du passé (comme ils le font du communisme, du socialisme, du libéralisme, notamment), l’ouvrage se veut une invitation à l’action, tournée vers le futur.

L'horizon cosmopolitique est lui-même confronté à un défi majeur : comment dépasser le cadre interétatique actuel, hérité d’une histoire séculaire, tout en prévenant la concentration politique du pouvoir dans un État mondial ? Comment articuler l'autonomie locale et la coordination transnationale ?

Dans une page particulièrement marquante, les auteurs s’appuient sur les travaux de David Held pour identifier huit principes fondamentaux du cosmopolitisme : l’égale dignité des individus, le libre arbitre, la responsabilité personnelle, le consentement, la prise de décision collective, l’inclusivité et la subsidiarité, la priorité aux maux les plus graves et la durabilité. Ces principes ne sont pas assénés comme des vérités absolues, mais proposés comme des éléments de discussion, ce qui confère une certaine densité aux derniers chapitres de l’ouvrage.

La réflexion proposée par Dardot et Laval se propose finalement d'articuler trois dimensions essentielles : une analyse historique rigoureuse, une compréhension fine des enjeux du présent et une réflexion stratégique sur l’avenir. Mais elle rappelle que c'est en transformant nos manières de voir et de penser que nous serons capables d'imaginer de nouveaux mondes communs.