En phénoménologue, Claude Romano remet en question la vision mécaniste du monde et invite à redécouvrir l’expérience vécue et le corps comme fondement de notre rapport au monde.
L’ouvrage de Claude Romano s’interroge sur la manière dont l’accroissement actuel de la puissance de l’intelligence artificielle et la diffusion du discours transhumaniste modifie notre conception de l’être humain. Dans ces discours, les individus sont considérés essentiellement comme des systèmes neuronaux semblables à des machines et dénués d’enveloppe corporelle et sensible. Selon l’auteur, cette situation est le résultats de quelques siècles d’hégémonie de la science moderne, dont les conceptions rationalistes et mécanistes ont progressivement infiltré tous les aspects de nos existences. Par-delà cette critique, la particularité de l’ouvrage tient à l’approche phénoménologique avec laquelle il l’envisage.
Enseignant à l’université de Paris-Sorbonne et membre des Archives Husserl de Paris, Claude Romano intègre ces thématiques à une réflexion plus générale sur la direction contemporaine de la philosophie. Depuis plus de deux millénaires, la philosophie a en effet adopté une tendance idéaliste divisant le monde entre les apparences (trompeuses), d’un côté, et les réalités en soi (véritables mais inconnaissables), de l’autre. Ce faisant, elle a sacrifié l’évidence de notre monde quotidien au point de nous en faire perdre le sens. Le projet de l’ouvrage consiste dès lors à « regagner le monde », c’est-à-dire à la fois retrouver notre place en lui et restaurer son importance après avoir été trop longtemps dévalorisé.
Un héritage phénoménologique
Romano s’inscrit dans la lignée de Maurice Merleau-Ponty et Edmund Husserl, citant précisément leurs textes et s’attachant particulièrement au concept de Lebenswelt (« monde de la vie » ou « monde vécu »). Ce concept a donné lieu à diverses interprétations selon les commentateurs et traducteurs. Romano en retient une idée clé : la phénoménologie, à la différence de la philosophie traditionnelle qui valorisait la vérité transcendante au détriment du monde vécu, a cherché à réhabiliter ce dernier contre l’hégémonie de la science. Il s’agit ainsi de remettre en avant notre expérience préthéorétique, en opposition aux modèles scientifiques qui réduisent le monde à un objet de connaissance (ce que l’auteur résume par la formule « les équations de la physique »).
Cette démarche doit néanmoins être nuancée par la précision que Husserl (notamment dans son ouvrage La Crise de la conscience européenne) ne s’est jamais positionné contre la science elle-même, mais contre une interprétation réductrice de ses résultats. Comme Romano le rappelle, Husserl n’a pas cédé aux sirènes de l’esprit antiscientifique : la réhabilitation du monde vécu ne signifie pas une dévalorisation de la science, mais une tentative de penser à nouveaux frais leur articulation.
Le mécanisme et la perte du monde
L’un des aspects centraux de la critique de Romano porte sur l’« image moderne de la nature », façonnée par la philosophie mécaniste du XVIIe siècle et par physique galiléenne. Celles-ci ont eu des conséquences philosophiques profondes au cours des siècles qui ont suivi (et Romano précise bien que ce sont ces effets philosophiques qu’il critique et non la physique moderne ou contemporaine en tant que discipline) : « Notre physique a beau avoir considérablement changé depuis l’époque classique, nous demeurons en grande partie tributaire de cette interprétation philosophique ».
Cette interprétation réside essentiellement dans la scission entre l’univers physique conçu uniquement en termes quantitatifs, d’une part, et notre expérience ordinaire et subjective du monde, relégué à un statut secondaire, voire illusoire, d’autre part. Le monde que décrivent « les équations de la physique » est désormais vidé de l’essentiel : ses qualités sensibles (sons, odeurs, couleurs). Romano exprime cette idée en affirmant que notre monde « se réduit désormais à une puissance adverse et impersonnelle ».
La philosophie mécaniste — plutôt que la physique elle-même — est donc la véritable cible de sa critique. Il s’agit de la vision du monde héritée de Descartes, Hume, Leibniz et consorts, qui ont imposé une logique de la quantité sur la qualité. Face à cela, Romano défend la nécessité de restaurer les droits de la perception sensible et du vécu.
La chair comme alternative au dualisme
Pour dépasser l’opposition entre une nature mécanique et un esprit qui la transcenderait, Romano montre qu’il faut abandonner la notion traditionnelle du corps, encore trop liée à une vision dualiste de l’âme et du corps. C’est ici que la phénoménologie propose une alternative féconde avec la notion de « chair » ou de « corps propre », qui ne se laisse pas enfermer dans cette opposition.
Husserl a introduit ce concept pour distinguer le Leib (chair) du Körper (corps-objet). Romano éclaire cette distinction en montrant que la chair renvoie à une expérience vécue (la notion renvoyant, en allemand, à l’idée de vie, Leben), à un corps senti et éprouvé de l’intérieur, et non seulement comme perçu de l’extérieur, corps parmi d’autres corps. Il insiste sur l’importance du toucher dans cette approche phénoménologique : c’est par le toucher, à travers l’autocontact et le contact réciproque, que l’expérience du corps se constitue pleinement — plutôt que par la vue, qui entretient un rapport distant et théorique à son objet. Le corps n’est plus une simple entité physique, neutre et indifférente, mais un lieu de sensations et d’expériences subjectives.
Romano sait bien que cette notion a suscité des malentendus et des simplifications. Il invite donc le lecteur à approfondir les textes de Husserl et à rejeter les lectures réductrices. Il explore également les analyses de Merleau-Ponty, notamment à partir du modèle du miroir, et introduit des perspectives plus contemporaines, comme celle du physiologiste Alain Berthoz, qui a tenté d’apporter un support expérimental à cette expérience phénoménologique du toucher double.
Sans prétendre épuiser toute les subtilités de cet ouvrage, il faut souligner que Romano explore également d’autres dimensions essentielles, comme la signification des formules courantes en phénoménologie : « la terre ne se meut pas », « se mouvoir et être en mouvement », « j’ai un corps ou je suis mon corps », etc. Ces analyses montrent comment la phénoménologie repense notre rapport à autrui et à la communauté du monde, parfois en dialogue avec l’art, notamment la peinture (Merleau-Ponty et Cézanne).