Réseaux sociaux, infotainment, chaînes d’information en continu… Les nouveaux médias changent notre façon de nous informer. Ils pourraient aussi jouer un rôle dans la crise politique actuelle.
Le constat est largement partagé : la France, comme d’autres pays occidentaux, est touchée par une crise de la représentation politique qui se manifeste par la hausse de l’abstention mais aussi par le succès des partis populistes aux élections et la plus forte visibilité des théories complotistes. Par ailleurs, si la polarisation idéologique tend à décliner, « [l']adhésion [des citoyens] à un camp est de plus en plus marquée, ce qui entraîne le rejet systématique des positions venant d’un autre camp », observe Antoine Bristielle. Ce politiste, aujourd’hui directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès, questionne dans Qui fait l’opinion ? le rôle des nouveaux médias dans cette crise et la formation de nos opinions.
Le diagnostic de la crise
« Dès les années 1990, Ronald Inglehart notait déjà que nous assistons à une transformation importante avec l’avènement d’un nouveau citoyen "critique" ne considérant plus que la participation électorale soit suffisante, mais aspirant à des formes plus individuelles de participation politique ; un citoyen cherchant à "diriger les élites" davantage qu’à être dirigé par elles », note Antoine Bristielle. Cette transformation pourrait expliquer le succès des partis populistes, dont le programme remet justement « en question les principes de la démocratie représentative pour valoriser des formes de démocraties plus directes ». Ces partis opposent par ailleurs une vision idéalisée du « peuple » à une élite perçue comme corrompue et agressive. La vision du peuple diffère toutefois de la gauche à l’extrême-droite populistes. « Le populisme de gauche se ferait le représentant du peuple dans sa globalité, entendant notamment défendre les groupes minoritaires et opprimés, quand le populisme de droite aurait une vision idéalisée et culturelle du peuple, défini comme un "peuple ethnos" », explique le spécialiste de l’opinion publique.
Cette opposition peuple / élite et la remise en cause de la légitimité des représentants politiques se retrouvent mis en scène dans les récits complotistes, qui ont gagné une visibilité croissante à l’aube du XXIe siècle. Enfin, si la polarisation idéologique tend à décliner – « même les partis de "gauche radicale" ont un programme réformiste » remarque Antoine Bristielle – on observe paradoxalement une tendance inverse pour ce qui est de la polarisation affective. « Considérer les autres groupes politiques comme des ennemis et non comme de simples adversaires est un sentiment largement partagé par la population française », d’après le politiste.
Crise de la représentation politique et polarisation affective interviennent dans un écosystème médiatique fragmenté. Arrivée de nouvelles chaînes nationales et d’information en continu avec la TNT, émergence des réseaux sociaux et de médias dits pure players… L’offre s’est multipliée mais s’est surtout diversifiée. Ainsi, la concurrence plus forte a favorisé l’émergence de médias partisans comme CNEWS, qui misent sur les contenus d’opinion et s’adressent à des segments précis de la population – même si la situation n’est pas aussi extrême que celle décrite par Yochai Bekler et ses collègues aux États-Unis dans Network Propaganda (Oxford University Press, 2018). Ce contexte concurrentiel a également fait apparaître de nouveaux formats, comme les émissions d’infotainment. Ces dernières, explique Antoine Bristielle, ne se contentent pas de transformer notre manière de nous informer ; elles changent aussi la façon de communiquer de nos représentants politiques.
Infotainment : le jeu au détriment des enjeux ?
On n'est pas couché, Quotidien (anciennement Le Petit Journal), Une ambition intime... Les émissions d’infotainment sont apparues en France au tournant des années 2000. Elles consistent à mêler des séquences sérieuses, assez similaires aux émissions politiques classiques, à des moments de pur divertissement, où le jeu politique peut être tourné en dérision. Le Petit Journal, puis Quotidien, se sont ainsi fait une spécialité de se moquer des tenues, faits et gestes des élus lors des séances de l’Assemblée nationale ou du Conseil de Paris. On y voit certains représentants bavarder, se curer les dents, jouer sur leur portable ou encore piquer du nez, sous les rires du public de l’émission. Et on ne peut que s’interroger de l’effet de tels montages sur la crédibilité des institutions politiques.
En analysant un corpus issu d’interviews radio et télévisées, de vidéos YouTube et de comptes sur les réseaux sociaux de personnalités politiques, Antoine Bristielle constate par ailleurs que le traitement du jeu prend le dessus sur les enjeux politiques dans ces émissions. Ce qui n’est pas le cas dans les programmes politiques plus classiques, ni sur les réseaux sociaux, où ces enjeux restent majoritaires. « Le jeu politique désigne le traitement de la politique comme une pure compétition entre des candidats […]. Il se focalise par exemple sur des discussions incessantes sur les évolutions des cotes de popularités de tel ou tel candidat, les trahisons et les ralliements des représentants politiques. […] Au contraire, les enjeux politiques désignent toutes les informations concernant les positions des candidats et des partis sur les questions de politiques publiques, ainsi que les bilans des élus sortants », détaille l'auteur. Or, « pour des auteurs comme Markus Prior, la focalisation sur la dimension stratégique du conflit politique au détriment des thématiques de fond aurait des effets délétères sur le public […]. Elle laisserait […] l’impression que les représentants politiques sont une classe à part, déconnectée de l’intérêt général et cherchant uniquement à maximiser ses intérêts personnels. »
La communication de nos représentants dans les émissions d’infotainment est également moins négociée que lorsqu’ils interviennent dans des formats politiques plus classiques. Les interviews se déroulent, ainsi, avec moins de heurts et de contradictions de la part des journalistes. Les questions politiques sont, quant à elles, davantage traitées sous un angle individuel, voire intime si on fait référence à la célèbre émission de portraits de Karine Lemarchand. Deux traits que les programmes d’infotainment partagent avec les réseaux sociaux, notamment de seconde génération.
Des internautes convertibles en électeurs ?
D’abord investis par des outsiders comme François Asselineau, leader du parti conspirationniste UPR, les réseaux sociaux sont rapidement devenus indispensables à la communication de nos représentants. Traditionnellement, ils sont toutefois davantage investis par les partis populistes en Occident. Ainsi, « le mouvement Podemos a commencé à se faire connaître en ligne uniquement avec une émission appelée La Tuerka. L’émission a commencé à accumuler des vues, et le fait que le leader Pablo Iglesias y présentait des éléments controversés et provocateurs a entraîné son invitation sur les plateaux télé, d’infotainment au départ, puis plus classiques », relate Antoine Bristielle. Jean-Luc Mélenchon a, quant à lui, « fait des réseaux sociaux, et notamment de sa chaîne YouTube, un des principaux axes de sa campagne [de 2017], dans une stratégie assumée de contournement médiatique ». L’analyse des sources d’information des électeurs à la présidentielle de 2022 montre d’ailleurs que l’utilisation des réseaux sociaux augmente la probabilité du vote pour le leader de LFI, mais aussi pour Marine Le Pen et Eric Zemmour. Pour les autres candidats, l’effet est inverse.
Ce format médiatique permet de communiquer davantage sur les enjeux politiques, dans un format totalement contrôlé. La seconde génération de réseaux sociaux, centrée sur de courtes vidéos, propose toutefois des contenus largement plus dépolitisés. Sur Tik Tok, on peut ainsi voir Jordan Bardella engloutir une barre de céréales avant un débat pour « tenir en énergie » ou encore avoir une pensée pour sa mère, qui le remercie de lui avoir souhaité une bonne fête « devant 5 millions de Français » à l’occasion d’un 20 heures de TF1. Antoine Bristielle pointe quelques exceptions à cette dépolitisation : les populaires vidéos de clashs. Si le montage flatteur met en avant les meilleures punchlines d’un Bardella au Parlement européen, ou d’un Louis Boyard sur les plateaux TV, elles semblent malgré tout plus illustrer leur sens supposé de la répartie que livrer des éléments de leur programme.
Le travail de terrain mené par Antoine Bristielle montre l’effet mitigé de telles vidéos sur l’électorat visé par ces personnalités politiques : « La viralité de contenus centrés sur les clashs entraînera certes un fort engagement émotionnel, mais ce dernier peut être largement négatif ». En se mettant en scène dans leur quotidien sur ces réseaux, Jordan Bardella, Louis Boyard ou encore François Ruffin cherchent à générer un mécanisme psychologique d’identification auprès d’un public souvent jeune, par ailleurs désintéressé des médias et de la politique traditionnels. Toutefois, l’auteur relève que, lors des élections européennes de 2024, l’image des têtes de listes était au final un critère plus important pour les citoyens âgés de plus de 60 ans que pour les moins de 35 ans. Par ailleurs, si 67 % de potentiels électeurs déclaraient que la personnalité des têtes de liste jouerait dans leur choix électoral, 87 % affirmaient également que les idées et propositions des partis seraient décisifs dans leur choix.
Certes, s’informer via les réseaux sociaux est corrélé à un vote plus probable pour des candidats populistes de gauche ou d’extrême-droite, et à une plus forte participation, mais ces nouveaux médias viennent plutôt renforcer des comportements existants. D’après Antoine Bristielle, ils ne semblent pas avoir un effet mobilisateur : « les internautes participationnistes se tournent vers ce type de médias en ayant déjà un intérêt pour la politique et une intention de voter, en vertu d’un effet de sélection. »
Réseaux sociaux, chaînes d’info en continu et polarisation affective
On observe ce même type d’effet des médias pour ce qui est de la croyance aux théories complotistes. En enquêtant auprès de membres de groupes Facebook pro-Raoult et anti-masques, Antoine Bristielle découvre par exemple que « c’est bien la défiance initiale envers le système médiatique et les discours officiels qui [les] pousse à rejoindre ces espaces en ligne. […] Néanmoins, si cela est extrêmement clair pour les profils très complotistes, cela l’est moins pour les profils moyennement complotistes : le hasard, les suggestions algorithmiques ou directes par des amis en ligne ou hors ligne expliquent une part non négligeable des cas. »
Les réseaux sociaux peuvent aussi agir comme une caisse de résonance pour les idées complotistes, selon un effet de « bulle de filtre ». Les algorithmes des plateformes ont effectivement tendance à diffuser des contenus qui confirment les croyances et opinions supposées des utilisateurs, et à les mettre au contact de personnes partageant les mêmes sensibilités, tout en excluant ou minimisant les informations contradictoires. À terme, le risque est alors de renforcer les dispositions complotistes de certains utilisateurs.
Selon le même mécanisme, les réseaux sociaux sont fréquemment accusés de renforcer la polarisation de nos sociétés, qu’elle soit idéologique ou affective. Par polarisation idéologique, on entend un phénomène où les opinions ou positions politiques au sein d'une société se divisent de manière marquée, avec des groupes opposés adoptant des points de vue de plus en plus extrêmes et incompatibles. Toutefois, Antoine Bristielle note qu’autour des questions économiques et sociales, cette polarisation aurait tendance à décliner depuis la chute de l’URSS. « Sur les questions sociétales, la donne est un peu moins claire, notamment ces dernières années en France, avec l’émergence du nouveau parti d’extrême-droite d’Eric Zemmour, ayant déplacé les frontières du dicible, en particulier sur les questions migratoires », nuance le politiste.
De son côté, la polarisation affective est en nette augmentation. « Quelques mois avant l’élection présidentielle de 2002, 46 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et 54 % des électeurs de Marine Le Pen déclaraient ressentir une forte antipathie envers les électeurs d’Emmanuel Macron. Dans le même temps, 48 % des électeurs d’Emmanuel Macron déclaraient ressentir, eux aussi, une forte antipathie envers les électeurs de La France Insoumise », remarque Antoine Bristielle.
La logique algorithmique des réseaux sociaux est plus subtile qu’une simple exposition à des contenus conformes aux opinions politiques de leurs utilisateurs. Pour maximiser leur engagement, il arrive effectivement que ces plateformes suggèrent des publications à l’exact opposé de leurs croyances préalables, afin de susciter leur indignation et engendrer une réponse. « Le phénomène de bulle de filtre qui se joue sur ces espaces est bien de nature à créer une société "en silo", où les différents groupes sociaux ne se côtoient pas, ont conscience de l’altérité uniquement via les contenus les plus radicaux et en viennent à se détester les uns les autres », alerte Antoine Bristielle.
« Si, à la fin du siècle dernier, tout le monde avait encore plus ou moins affaire aux mêmes sources, nous sommes désormais entrés dans un âge de l’information éclatée », résume l’auteur. Les pratiques médiatiques varient d’un citoyen à l’autre et cette diversification est corrélée à d’importantes différences en matière de participation électorale, de vote populiste, d’adhésion aux théories du complot, etc. Toutefois, Antoine Bristielle montre avec Qui fait l’opinion ? que les nouveaux médias ne créent pas de « nouvelles attitudes politiques, mais renforcent des comportements préexistants qui, eux, entraînent des pratiques médiatiques différentes ». La crise de la représentation politique vient, en premier lieu, d’une confiance dégradée envers les dirigeants. Ce phénomène doit ainsi être abordé en considérant les facteurs médiatiques, mais aussi politiques, économiques et sociaux. Et d’après le politiste, nous ne pourrons le résoudre sans réformer le fonctionnement de nos institutions afin de restaurer la confiance des citoyens.