L’anthropologue Léo Mariani analyse la production de vins nature comme une posture d’acceptation de l’incertitude, aux antipodes de l’idéal de maîtrise de la modernité industrielle.
Léo Mariani, anthropologue au Museum National d’Histoire Naturelle, enquête depuis des années parmi des vignerons qui ont tourné le dos à l’exploitation conventionnelle et renoncé à ajouter du soufre dans leur vin. Sans cet agent de conservation pour uniformiser et faciliter la fabrication, les vignerons doivent redoubler d’attention : ils travaillent désormais avec des vins vivants qui requièrent d'être sensible à leurs processus singuliers.
À partir de cet exemple central, il déploie un propos plus large qui interroge notre rapport à la nature : le rapport dominant, coïncidant avec la modernité industrielle, qui consiste à chercher à maîtriser la nature, conçue comme un stock de matière passive, d'une part, et un modèle concurrent, dont fait partie la production de vin nature, qui consiste à accepter la puissance d'action propre à la nature et d'accepter une posture d'hétéronomie.
Discipliner le vin par le soufre : une pratique récente
Le recours croissant au soufre comme agent de conservation du vin s'opère au cours du XIXe siècle. L'auteur montre que cette pratique est liée à un contexte social d'affirmation de la bourgeoisie, laquelle a progressivement pris en charge la production du vin. La vigne, par sa longévité, incarne en effet la transmission et l’enracinement : sa culture répondait ainsi aux aspirations symboliques de cette bourgeoisie en quête d’une légitimité nouvelle, lui permettant de reprendre à son compte les codes de la noblesse (le lignage et les dynasties).
Jusqu'alors, la production du vin était une tâche populaire et sa conservation ne s’imposait pas : on s’est longtemps contenté de le boire jeune. À l'inverse, le vin « charpenté » qu’on laisse mûrir en cave pour le rendre meilleur est un produit de ce qu’on pourrait appeler le « paradigme conservateur » instauré dans ce nouveau contexte social. Car la conservation du vin a permis de constituer un actif hautement valorisé, pouvant être stocké et ainsi devenir un capital et un signe de distinction sociale.
D'où la recherche de moyens artificiels susceptibles d'augmenter cette conservation. Certes, le processus de fermentation favorise naturellement la conservation du vin : les levures transforment le sucre du raisin en alcool, tandis que les tanins, présents dans la peau, les pépins et les rafles, se libèrent. Mais l'ajout de soufre permet de stabiliser davantage le vin en ralentissant son oxydation. Son intérêt est également économique : il garantit une conservation optimale pour l’exportation et rend l’exécution de la recette plus simple. C'est pourquoi, aujourd'hui, les producteurs conventionnels en ajoutent quasi-systématiquement. Grâce à lui, les consommateurs retrouvent à chaque bouteille une expérience gustative identique, calibrée, loin des aléas du vin « vivant ».
Une histoire politique
L'analyse de Léo Mariani s'inscrit encore dans une histoire politique et technique de la manière dont les sociétés gèrent les ressources alimentaires. Il se situe en ce sens dans le sillage de l'anthropologue James C. Scott, qui soulignait dans son ouvrage Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États (Against the grain, 2017) l’intérêt des administrations pour le caractère quantifiable, aisément divisible et conservable des céréales, qui ont servi à un prélèvement rationnel de l’impôt. Par ailleurs, qu'il s'agisse du grain ou du vin, la conservation n'est pas un processus naturel mais exige l’invention constante d’outils : des garde-manger pour le grain, des chais pour le vin.
À la manière de James C. Scott, Mariani montre que, face à ce « paradigme conservateur », les partisans d'un autre modèle peinent à inscrire leurs pratiques dans une histoire longue pour des raisons structurelles, qui font que les sources archéologiques et historiques elles-mêmes sont issues du modèle dominant : l’archéologie et l’histoire ont « très logiquement été accaparées par l’abondance relative de traces laissées par les cultures conservatrices, des objets, des écrits ou même des cépages conçus pour durer dans le temps, alors qu’elles tendaient à négliger celle dont l’empreinte est restée superficielle ». Jusqu’à la fin du XIXe siècle, en effet, en raison de la diversité des modes de production et des cépages, les vins consommés jeunes et non stockés ont laissé peu de traces.
En somme, faire l'histoire du mouvement du vin sans soufre, comme le fait Mariani, revient à faire une « histoire populaire de vins à boire plutôt qu’à garder ». Cette entreprise consiste à mettre en lumière ce qui aujourd'hui apparaît comme une alternative marginale au modèle conventionnel mais qui, avant la Deuxième Guerre mondiale était la norme.
Le vin nature contre le vin industriel
L'auteur relève que les sociétés modernes industrielles se sont parées d'un puissant argument auto-légitimant pour justifier leur recours à ces nouveaux moyens de production : elles se donnent pour mission de « nourrir le monde » — objectif apparemment louable auquel personne ne songerait à s'opposer. À partir de là, la fin justifie les moyens : industrialisation, uniformisation, production à grande échelle. L’impératif quantitatif prend le pas sur la qualité de la production. Cette injonction utilitariste est soutenue par des aides et des labels assez rigides. Et l’endettement des vignerons pour l’achat des machines achève de verrouiller le système.
Mais l'intention de Mariani est de mettre au jour la dynamique hégémonique de ces pratiques et de faire valoir, en contrepoint, des pratiques plus marginales cherchant à les contrer. De son côté, la mise en disponibilité capitaliste cherche à « préserver l’humanité de sa dépendance aux saisons, de tous ses liens de dépendance en réalité ». L'auteur prend l’exemple des tomates qui, malgré leur saisonnalité, sont rendues disponibles toute l’année par l'agriculture intensive. À l'inverse, tourner le dos à ce paradigme suppose de s’accommoder des aléas du climat et de la récolte. C'est ce qu'expérimentent, dans le cas du vin, les vignerons qui se sont lancés dans la production de vin nature et qui ont renoncé à l’ajout de soufre.
Une posture sensible et inventive face aux aléas naturels
En anthropologue de terrain, l'auteur s’est entretenu tout au long de sa recherche avec différents acteurs impliqués dans ce paradigme concurrent. Dans l'ouvrage, deux vignerons racontent ainsi comment ils sont passés « d’une logique à l’autre », dans un éloge assez touchant de l’incertitude. À leurs yeux, c’est une question de posture, plus que d’idéologie. Laisser une place à la spontanéité du vin, c’est laisser la place d’un « jeu », d’un flottement qui nous demande une adaptation ; et ils prennent plaisir à devoir s’ajuster, diversifier leur production, imaginer des solutions aux situations nouvelles. Car sans soufre ni intrants chimiques, il n’est plus question d’exécuter une recette, mais d’accompagner un processus vivant, d’observer attentivement et de réagir avec précaution ; il s'agit de « créer les conditions d’une plus grande attention à leur égard, d’un attachement prolongé, plus assidu, plus sensible et plus profond ».
Paul, l'un de ces vignerons, ne se laisse pas surprendre par le « changement climatique » : pour lui, au fond, le changement est une dynamique inhérente au climat lui-même. La sensibilité de Paul à ces variations tient au fait qu’elles impliquent des actions : un vent sec ou un ciel menaçant sont des signes annonçant la pluie ou le gel, et appellent une réponse de sa part – traiter les vignes, les couvrir. Faute d’eau et conscient de sa dépendance, Paul choisit de ne pas arroser ses vignes (quand elles ne risquent pas de mourir). Il a travaillé des décennies en viticulture conventionnelle et connait bien le prix de la facilité, mais il sait aussi ce qu’il gagne à être plus attentif.
Julie, une autre viticultrice, entretient un rapport plus spirituel au vivant. Elle suit le calendrier exigeant de la biodynamie, rythmé par les cycles de la Lune, et cherche à « faire parler ces influences dans le vin ». Ce qui ressort de l’étude des vins vivants, c’est que chaque vigneron façonne un vin qui lui ressemble – reflet de sa vision et de ce que sa terre accepte de lui donner. Et c'est, au final, ce qui donne aux vins leur identité.
Le parallèle avec la récolte des durians en Malaisie
Cet idéal de cultures singulières et diversifiées rappelle à l’auteur son premier terrain anthropologique, qu’il résume en un chapitre et qui portait sur la récolte du durian (ce fruit à l'odeur puissante et au goût crémeux très apprécié d’Asie du Sud-Est) qu’il avait observée en Malaisie. Dans la plupart de la région, on récolte le durian mûr directement sur l’arbre. Cependant, une pratique ancienne a perduré en Malaisie : attendre que le fruit tombe au sol pour le récolter. Cette fenêtre de seulement quelques jours « complique la commercialisation et freine l’industrialisation de leur culture ». La patience allait de pair avec des concours de culture de durian promouvant la diversité et la singularité des plants, et un fort intérêt pour leurs conditions de pousse.
Comme le vin, celui qu'on surnomme le « roi des fruits » n'est pas considéré comme une simple denrée alimentaire mais comme une matière vivante, qui influence ceux qui les cultivent et les côtoient. À Singapour, une femme explique à Mariani que les arbres qui portent les durians ont peut-être des âmes. Les anthropologues qualifient d'animisme cette manière de conférer une âme aux animaux et aux végétaux. Sans toujours parler d'âme, les vignerons rencontrés par l'auteur ont cela en commun avec les cultivateurs de durians qu'ils reconnaissent la puissance d’agir et la vie propre d’une vigne, leur reconnaissant ainsi une forme d’individualité.
Dans le cas du vin comme dans celui du durian, ces conceptions s'opposent à celle, strictement rationnelle, de la modernité industrielle, qui a tendance au contraire à réserver les notions d'âme ou d'individualité aux être humains et à réduire les autres-qu’humains à de la matière inerte, passive et malléable à souhait.
L’hétéronomie contre l'idéal moderne d'autonomie
Léo Mariani engage, à la fin de son livre, une discussion passionnante avec les penseurs des « ontologies » (Descola, Ingold, Vivieros de Castro...) qui tentent de décrire les différentes conceptions de la nature. Il réhabilite dans cette perspective le concept d’« hétéronomie » pour en faire le fondement des relations animistes.
L’hétéronomie s'oppose fondamentalement à l’idéal d’autonomie, hérité des Lumières, qui nous incite à maîtriser pleinement notre action sur le monde, à le gouverner selon nos propres règles. Pour la philosophie des Lumières, l’hétéronomie est un repoussoir : synonyme d’aliénation, elle caractérise l’influence des religions et de la métaphysique, où un principe supérieur, souvent surnaturel, gouverne pour nous.
Au contraire, l’hétéronomie dont parle Mariani est fondamentalement naturaliste : les sociétés non-modernes comprennent et acceptent les influences qui leur viennent des autres vivants, selon un schéma de pensée qui n’est ni irrationnel, ni synonyme d’enfermement. Il ne s’agit pas de se plier à une volonté extérieure, mais d’engager une relation qui va dans les deux sens. Par exemple, attendre les pluies plutôt qu’arroser implique de renoncer à l'idéal d'autonomie et à la maîtrise parfaite des événements, et d'accepter, à l'inverse, une position hétéronome dans laquelle une pluralité de réactions sont possibles. Certes, l'hétéronomie implique incertitude, attente, inquiétude et espoir, et il n’est pas question pour Mariani de nier la précarité de ce genre de relation. Mais l’anthropologie des vins nature entend interroger en profondeur nos valeurs culturelles : perdre le contrôle absolu, ce n’est pas se soumettre, mais « renoncer à pouvoir exiger » que la ressource se comporte selon la recette préétablie.
L’originalité du livre de Léo Mariani réside finalement dans la proposition d’une explication matérialiste du rapport animiste. Cette proposition est la suivante : la cause de l’animisme est d’abord relationnelle et dépend de relations hétéronomes. « Il dominera donc [...] partout où ces relations seront nombreuses. Il se fera plus rare lorsque l’autonomie humaine commandera ces rapports ». Ce qui est d’habitude considéré comme un cadre spirituel (idéaliste) repose ici dans la matérialité des relations. Être animiste, ce n’est pas « penser » que les arbres ont des âmes, mais agir comme si c’était le cas. En traitant les arbres comme des machines ou des chiffres, le mode de gestion des plantations empêche leur expression spontanée et pousse l’humain à croire à une nature passive à prendre en main.
À travers son enquête ethnographique, Léo Mariani dévoile la réalité tangible des rapports au vivant, souvent perçus de façon idéaliste. Sa plume habile révèle, dans un livre concis et instructif, un dilemme inhérent aux techniques agricoles : accompagner les dynamiques du vivant ou standardiser la nature ?