Un ouvrage invite à reconsidérer, au prisme du motif spectral, l’histoire de la révolution, mais aussi celle du romantisme, et plus largement les régimes de temporalité de la pensée historienne.
Si l’esprit révolutionnaire à tendance spectrale n’est pas un fait dominant au XIXe siècle, il n’en demeure pas moins que de nombreux spectres hantent les discours révolutionnaires, qu’ils soient de nature purement politique ou qu’ils comprennent une dimension littéraire.
On songe, évidemment, au Manifeste du Parti communiste, qu’Éric Fournier, maître de conférences à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, ne manque pas de citer dès la première phrase de son introduction. On songe, aussi, aux Misérables : « Il n’y avait plus d’hommes dans cette lutte maintenant infernale. […] Des démons attaquaient, des spectres résistaient. » Mais c’est avant tout sous le signe de Louise Michel qu’est placé cet essai qui, croisant (entre autres) histoire des sensibilités et histoire sociale, propose de repenser l’histoire et les régimes d’historicité des luttes révolutionnaires au prisme du motif fantomal : « La Commune se lèvera. / Nous reviendrons, foule sans nombre, / Nous viendrons par tous les chemins, / Spectres vengeurs sortant de l’ombre, / Nous viendrons nous serrant les mains. »
Croiser études spectrales et révolutionnaires
Dès l’abord, Éric Fournier s’attache à décrire le principal problème de méthode qui s’est posé à lui. Ce problème est lié à la distance temporelle et historique qui le sépare de son objet – ou plus exactement à l’évolution et à l’enrichissement de son objet entre le moment où il veut le saisir et le moment d’où il le saisit. Rappelant que « toute histoire s’écrit au présent et répond aux demandes de son temps », l’auteur, citant Marc Bloch, souligne que, « pour l’historien, en une inversion de la relation traditionnelle avec les revenants, “le présent perturbe les fantômes du passé” ». Et en effet, « les spectres révolutionnaires du XIXe siècle entrent aujourd’hui en résonance avec une riche culture populaire – films, séries, bandes dessinées, jeux de rôle » qui hantera nécessairement la réflexion de l’historien. Lequel historien doit, par suite, non pas faire l’effort de se détacher de son présent (ce serait aussi vain que néfaste), mais s’attacher à « délimiter » avec précision ce qu’il « entend par “révolutionnaires” et “spectres” ».
Par ailleurs, si l’historien ne peut se déprendre des cultures créatrices de son présent, il est aussi tributaire d’un certain état de l’art. Éric Fournier mentionne ainsi, comme il se doit, les principales études qui l’ont aidé à dessiner la silhouette de son objet d’étude. Outre l’incontournable Daniel Sangsue, spécialiste du motif pneumatique et des scènes de revenance dans la littérature fantastique, il cite Catherine Callard, qui « distingue finement la hantise […] de la spectralité ». Mais aussi Anne Carol, qui a travaillé sur « la médicalisation du regard sur la mort » ; Thomas W. Laqueur, qui s’occupe de l’« histoire culturelle des dépouilles mortelles » ; Stéphanie Sauget, auteure en 2011 d’une Histoire des maisons hantées ; ou encore Guillaume Cuchet, qui a étudié le « culte des morts » au XIXe siècle, « entre purgatoire catholique et succès du spiritisme ». Sans oublier tous les travaux qui ont analysé « l’usage politique des morts » : ceux, notamment, d’Emmanuel Fureix « pour le premier XIXe siècle » ; et de Danielle Tartakowsky « pour le Père-Lachaise ». Et sans négliger non plus les travaux des « anthropologues », des « sociologues » et des « géographes critiques » qui, Avery Gordon en tête, ont étudié les « usages politiques des hantises » et animé un « “spectral turn” dans les universités anglo-saxonnes à la fin des années 2000 ».
Mais, si les questions de la spectralité, de la revenance et de la hantise ont été abondamment étudiées, et ce dans plusieurs disciplines, il n’en demeure pas moins que « la connexion historiographique ne se fait pas entre fantômes et révolutions, ou si peu ». Le seul livre abordant frontalement le sujet est celui que Philippe Muray publia en 1984 sous le titre Le XIXe siècle à travers les âges. Les titres des chapitres et sous-chapitres de cet essai republié en 2024 aux Belles-Lettres sont alléchants : « Scènes de la vie socialo-occultiste », « L’art de la fin », « L’école des zombis », « L’âme nécromantique et le rêve », « Catabases », etc. Hélas, nous avertit Éric Fournier, cet ouvrage « épais est typique […] de ces funestes années 1980, faussement subversives et arrogantes. Muray subordonne le “socialisme” », qu’il entend dans un sens très vague, « à l’occultisme pour mieux délégitimer le premier ». Muray aurait ainsi gâché un beau sujet – ou plutôt, l’aurait laissé scientifiquement vierge pour Éric Fournier, qui de fait s’en empare avec maestria.
Histoire des spectres révolutionnaires et régimes d’historicité
On l’aura compris, la spectralité n’est pas, que ce soit dans l’espace politique ou dans le temps de l’histoire, un objet plus simple ou plus stable que l’esprit et la lutte révolutionnaires. Éric Fournier montre ainsi que ce sont les gauches révolutionnaires bien plus que les droites qui se prétendent telles qui se servent du motif fantomal pour informer leurs combats. Il montre également que la prégnance de l’inspiration spectrale dans les discours révolutionnaires est le fait du XIXe siècle, et que, jusqu’à la Restauration, la plupart des révolutionnaires font encore du spectre une figure (au sens rhétorique du terme) de la mentalité réactionnaire. C’est avec l’« insurrection de juin 1832 » et les « obsèques politiques pendant l’épidémie de choléra » que surgissent les premiers spectres identifiés comme révolutionnaires. Puis vient le temps, après juin 1848, de la création d’une forme de fantastique politique ; et, sous le Second Empire, du plein épanouissement de l’objet spectral – un épanouissement lié, entre autres, aux forfaits de Napoléon III. Enfin, consécutivement à la Semaine sanglante, « la spectralité change d’échelle, la figure achève sa cristallisation, offrant de multiples usages possibles, et les spectres révolutionnaires atteignent leur apogée sous la IIIe République ».
De la sorte, Éric Fournier dégage de la touffe épaisse de discours et de pratiques qu’il étudie « un autre cycle révolutionnaire, qui éclaire et recompose les temporalités politiques connues du XIXe siècle, particulièrement deux d’entre elles, celle née en 1789 et s’accomplissant vers 1880 avec la République libérale ; ou, au regard de la République démocratique et sociale, celle née en 1792 et s’achevant par le “crépuscule” de 1871 ». Se focaliser sur « les spectres révolutionnaires » permet de mettre en évidence l’existence d’une autre « période apparaissant timidement vers 1830, se cristallisant entre 1848 et 1871, avant de se déployer au début du XXe siècle ». De la sorte, c’est la conception même du XIXe siècle qu’il s’agit de refonder. On ne peut plus de décrire les liens entre Lumières et Révolution française d’une part, mouvements révolutionnaires du XIXe siècle d’autre part, à partir des notions, simplistes, de continuité et de rupture : les idées d’héritage et d’autonomie paraissent mieux appropriées. Par ailleurs, les spectres semblent constituer un lien entre un « premier et un second XIXe siècle » – lien que « l’aurore spectrale de la Commune expose intensément ». Enfin, suivre le cheminement de l’imaginaire spectral dans la conscience révolutionnaire amène à confirmer l’hypothèse d’un XIXe siècle empiétant largement sur le XXe.
Mais, au-delà de l’Histoire des spectres révolutionnaires promise par le sous-titre du livre, c’est aussi une réflexion sur les régimes d’historicité instaurés ou suggérés par l’imaginaire spectral que développe Éric Fournier. C’est même, annonce-t-il dans l’introduction, l’axe recteur du livre. Il élabore deux hypothèses majeures à ce sujet. La première est que, face au finalisme linéaire, sans aspérités ni accidents temporels, de l’ordre dominant, les spectres convoqués par les révolutionnaires proposent une vision discontinue du temps qui ouvre « des brèches par lesquelles les militant.e.s espèrent, en un rejeu du passé, accomplir les promesses non tenues des révolutions vaincues ». La seconde est que cette temporalité est consciente, et qu’elle est construite comme l’un des piliers du combat révolutionnaire. La leçon de ces spectres rejoindrait ainsi ce qui doit être le principe fondateur de la pensée historienne : « rien n’est joué d’avance, rien n’est définitivement joué ».
Repenser le romantisme
Invitant ainsi à repenser, au prisme du motif spectral, non seulement l’histoire révolutionnaire du (très) long XIXe siècle, mais également l’Histoire elle-même et ses régimes de temporalité, cet ouvrage révèle aussi toute la complexité du romantisme, qu’il faut reconsidérer en se déprenant des clichés véhiculés par les manuels. Les « potentialités révolutionnaires enfouies » du romantisme « ne sauraient […] être réductibles à un moment libéral puis humanitariste durant une ou deux décennies », affirme Éric Fournier dans sa conclusion, qui dialogue à distance avec les nombreux travaux sur les liens entre romantisme et révolution. Au contraire, ajoute-t-il, « le romantisme influence durablement l’imaginaire révolutionnaire jusqu’au début du XXe siècle ». Et il convient donc de se « méfier des oppositions sommaires et bornées relevant d’une sens commun, telles que “Lumières émancipatrices” vs. “romantisme conservateur” ».
En somme, par la poétique et la politique du retour qu’ils mettent en œuvre, les revenants dont s’occupe Éric Fournier révèlent à quel point, tout en se déprenant peu à peu de leur tutelle, le romantisme procède des Lumières, et à quel point, au XXe siècle encore, la IIIe République procède du romantisme. Non qu’il s’agisse de tout confondre, ou d’affirmer sommairement que tout moment du passé influe sur tout moment présent. Mais ce que semble proposer Éric Fournier, c’est de substituer, à une conception linéaire de l’histoire tributaire d’un imaginaire héraclitéen du temps, une vision de l’histoire en poupées russes, où les combats de chaque époque seraient comme habités par des combats comparables (sinon semblables et similaires), mais à la croissance inachevée.