Un fort et beau volume pour redécouvrir l’œuvre de Rivière critique littéraire, pictural et musical, mais aussi commentateur politique, et même romancier.

Ami intime puis beau-frère d’Alain-Fournier ; prisonnier de guerre pendant quelque trois ans ; directeur, à partir de 1919, de La NRf, la plus influente des revues d’entre-deux-guerres ; ennemi éclairé des surréalistes ; martyr de la typhoïde, mort avec, autour de la bouche, cette « expression tourmentée » qui était son visage même, d’après le témoignage de Roger Martin du Gard… Jacques Rivière (1886-1925) avait tout pour devenir un mythe. Tout – la vie, personnelle comme littéraire, et l’œuvre surtout. Une œuvre rare, certes, où la critique occupe davantage de place que la création. Mais une œuvre superbe, aux contours nets comme ceux des diamants taillés par les meilleurs diamantaires. Quoi de plus éclatant, dans le ressentiment, que L’Allemand, ce livre dont il se reprocha cependant bien vite les « exagérations, les préoccupations subjectives qui en compromettent la thèse » ? Quoi de plus hardi que le style péremptoire des Études, pourtant si subtiles ? Quoi de plus passionnant que son essai sur Le Roman d’aventure ? Quoi (malgré qu’en aient beaucoup) de plus délicat et cruel à la fois que la psychologie d’Aimée, son seul roman achevé ?

Sans le considérer à proprement parler comme un second couteau, on ne lit toutefois plus guère Rivière de nos jours – si ce n’est comme un correspondant d’Alain-Fournier et de Gide (un peu comme on s’intéresse à Reynaldo Hahn parce qu’il fut l’ami tendre de Proust ; ou à Maritain parce qu’il écrivit à la trinité catholique littéraire de l’époque : Claudel, Mauriac, Bernanos). Espérons que le remarquable volume que Robert Kopp vient d’éditer dans la collection Bouquins contribuera à réparer cette injustice.

Une édition bien pleine et bien faite

Si toute l’œuvre n’y est pas, ce fort volume a tout de même de quoi satisfaire qui voudrait connaître Rivière dans toute l’ampleur de son talent et dans toute l’amplitude de sa curiosité. Intelligemment structuré, il révèle un Rivière qui s’occupe d’abord de littérature, en critique comme en créateur, mais qui traite aussi, et avec passion, de musique, de peinture et de politique.

Rien ne manque de ce qui fait une bonne édition. La chronologie, signée d’Ariane Charton, est succincte mais d’autant plus efficace. La préface de Jean-Yves Tadié fait le portrait éloquent d’un critique plus lucide qu’il n’est coutume, qui défendit « avant la Première Guerre mondiale les seuls écrivains qui allaient lui survivre » (littérairement, s’entend) ; et qui salua plus tard, quoique non sans réticences parfois, toutes les « étoiles nouvelles », « de Dada à Aragon, de Cocteau à Proust, à Stravinski ». Dans un jeu d’échos, la « note sur la présente édition » de Robert Kopp décrit ensuite ce qui fit de La NRf dirigée par Rivière le « foyer chaleureux » (pour paraphraser Cendrars) autour duquel se rassemblèrent les forces les plus vives de la littérature d’alors. « [C]ritique de génie, capable de faire le tri, de reconnaître ce qui était porteur d’avenir et ce qui n’était que gesticulation vaine », Rivière fut, en tant que directeur de revue, bien plus qu’un homme de pouvoir et de parti littéraire. Il sut être « un des explorateurs les plus avisés de ce qu’il y avait de vraiment nouveau en littérature, en peinture et en musique. »

Rivière lecteur

Pour la suite, Robert Kopp a laissé la main à ceux qui l’ont secondé dans l’élaboration de cette édition où chaque texte est annoté avec discrétion mais précision. En introduction à la première des deux sous-parties consacrées à la critique littéraire, Ariane Charton analyse les lectures marquantes de Rivière. Il y a Barrès d’abord, qu’il admire avec tant d’autres   , et dont il a « besoin pour se construire ». Il y a Alain-Fournier aussi, dont il voit « naître » Le Grand Meaulnes « au fil des années ». Mais également Claudel, qu’il considère (à tort ?) comme « une sorte de génie panthéiste, célébrant la puissance de la vie totale » ; et bien sûr Gide, le saint patron de La NRf ; ainsi que Proust, qui est « la lecture de maturité de Rivière ». Sans oublier Rimbaud, dont les poèmes «  révèlent une réalité parallèle, surnaturelle » ; les dadaïstes, qui ont fait une impasse de ce qui aurait pu être une avenue glorieuse de la poésie ; et Artaud, dès l’abord objet de fascination pour Rivière, qui pourtant «  juge [ses] poèmes impubliables ».

Et l’on voit ainsi (selon cette fois la formule de Paola Codazzi, qui présente la deuxième sous-partie, intitulée « Théorie et vie littéraire ») comment « la personnalité de Rivière se construit dans la rencontre avec l’œuvre d’autrui » : « il se laisse imprégner pour mieux se connaître lui-même et rebondir ensuite vers autre chose, [conformément au] célèbre principe du passer outre gidien. » C’est en tout cas une vraie poétique – pour ne pas dire une esthétique au sens plein du terme – qui s’affirme dans des textes comme « Contre le symbolisme dans le roman », « Les nouvelles tendances du roman » ou « La Crise du concept de littérature ».

Rivière et les arts

Mais, on l’aura compris, Rivière n’entretient pas seulement ses lecteurs de littérature, mais aussi de peinture et de musique. Joliment présentés par Stéphane Guégan, les textes sur la peinture sont l’occasion de revivre toute une époque – mais une époque qui n’ignore pas son passé, et assume ses héritages, à commencer par ceux de Gustave Moreau, de Gauguin et de Cézanne. Comme ailleurs, les choix de Rivière sont sûrs : André Lhote, Matisse, Maurice Denis, Pierre Bonnard, Félix Vallotton, voilà qui forme une belle galerie.

Quant aux textes sur la musique, précédés d’une belle introduction d’Olivier Bellamy, ils mettent à l’honneur aussi bien des compositeurs du passé (proche ou lointain – Bach, Rameau, César Franck, Wagner, Moussorgski) que des artistes du présent (Debussy, Ravel, Stravinsky, Dukas et Fauré, mais aussi les Ballets russes réinventant Borodine). Au-delà de l’amour puissant pour la musique dont ils témoignent, on est presque amusé d’y retrouver l’un des traits caractéristiques de l’écriture riviérienne, au style très assertif, pour ne pas dire volontiers définitoire, voire gnomique : « La musique de Moussorgski, c’est la voix même de la Russie » ; « La grandeur de César Franck est de n’avoir jamais dit que ce qu’il avait à dire » ; ou encore, à propos de Chopin : « La mélancolie n’est qu’un accident de la joie ; elle est sans diversité ». Où l’on retrouve le Rivière moraliste qui domine, aussi, dans la critique littéraire – et dans les écrits politiques.

Rivière politique ?

Car, oui, il y a dans l’œuvre de Rivière tout un pan politique que l’on connaît mal, mais qui mérite de retenir l’attention. « Entre nationalisme et cosmopolitisme », selon la forume de Jürgen Ritte, qui présente ce corpus à redécouvrir, Rivière doit sans doute à son sort de prisonnier de guerre son souci de la politique. Lui qui « devint rapidement une sorte de “chef spirituel” pour ses codétenus français en assurant l’interprétariat pour ses geôliers et ses camarades d’infortune » n’hésitera pas par la suite à « tirer quelques flèches bien ciblées contre le nationalisme intellectuel (et catholique) » de Massis et de ses disciples.

En outre, malgré L’Allemand, ce portrait en forme de caricature (mais non caricatural pour autant), il œuvrera, aux côtés du romaniste allemand Ernst Robert Curtius, au rapprochement franco-allemand. En effet, en 1922, il sera pour ainsi dire recruté par l’industriel Émile Mayrisch, qui, ayant racheté le Luxemburger Zeitung, veut en faire un outil de lutte (sinon un antidote parfaitement décisif) à « l’état d’excitation nationaliste d’une bonne partie de l’opinion publique de part et d’autre » du Rhin. Rivière défend ainsi une « utilisation modérée de la victoire ». Et il rêve, avec d’autres, à une « communauté européenne » qui ne soit pas qu’une « utopie », mais bien « un agencement, un ajustement, le moins imparfait […] possible, des divers intérêts européens, […] la paix ne [pouvant] être fondée solidement entre deux ou plusieurs peuples que par la réduction au même dénominateur de leurs chances respectives de prospérité ».

Rivière romancier

Et la création dans tout ça ? Le titre du volume nous la promettait à côté de la critique littéraire, picturale, musicale, politique.

La promesse est tenue par la dernière section, qui rassemble des « œuvres d’imagination » précédées d’une introduction de Jean-Marc Quaranta qui souligne dès l’abord qu’il s’agit là de « la partie la moins connue, la moins étudiée et la moins appréciée [du] travail [de l’]écrivain ». Rivière lui-même, d’ailleurs, notait dans une lettre à Gabriel Frizeau datée de 1910 : « Vous avez bien raison de préférer ma critique à mes œuvres d’imagination ».

Il y a de bien belles choses pourtant dans ces textes. Sans même parler d’Aimée, les « Tentatives » encore adolescentes que Rivière envoie à Alain-Fournier dans une lettre rédigée à la mi-novembre 1906 sont très émouvantes, encore qu’un peu trop étroitement barrésiennes. Et, quoique lourdement rhétorique par endroits, sa « Méditation sur l’Extrême-Occident », publiée dans la revue L’Occident en 1907, a des passages somptueux : « L’Extrême-Occident tout entier dit une pensée, dont les Landes de Gascogne donnent l’expression la plus claire. Les Landes, nées de la mer, en gardent la mémoire et l’adoration ; elles restent vers elle toutes tournées, d’elle tout occupées ; dans leur attitude je vois une soumission amoureuse à l’lnfini, qui les engendra. »

Jolis également sont les fragments retrouvés de « L’Histoire de Noé Sarambuca, qui avait le sens de l’orientation », sur laquelle Rivière travailla entre 1906 et 1912, et dont les lieux-clés résument en quelque sorte la cartographie intime où l’auteur fait vivre les personnages de ses fictions, achevées ou inachevées.

Bref, entre coups de maître et minora, ce volume invite, cent ans après la mort de Rivière, à relire un auteur plus complexe qu’on n’aurait cru, et qui, ayant le sens, plus que personne à son époque, de l’actualité littéraire, artistique et politique, sut, bien loin de se plier aux vogues et aux modes, deviner de quoi l’avenir serait fait.