Un splendide livre d’art qui nous invite à redécouvrir, entre autres, la merveilleuse peinture de paysage scandinave.

Si la littérature scandinave – suédoise, surtout – est, grâce au Nobel, assez bien connue en France, en va-t-il de même des arts de Scandinavie ? Qui serait sommé de citer quelques peintres suédois, danois, norvégiens ou même plus largement nordiques, mentionnerait sans doute d’emblée Munch et Hammershøi, J. C. Dahl encore peut-être… Mais, à l’ombre de ces maîtres (pour reprendre la métaphore rectrice d’un volume collectif publié récemment aux Presses universitaires de Rennes), que d’artistes injustement oubliés du grand public, et que le même grand public doit aller découvrir dans les musées de Stockholm, d’Oslo, de Copenhague… Doit – ou devait, plutôt ; car, à présent, grâce à ce splendide livre d’art publié par les éditions de La Martinière, les plus belles de leurs œuvres sont, en reproduction du moins, accessibles même à qui serait fatigué de voyager.

Un monde bleu

Respectivement maîtresse de conférences et professeure de littérature et de culture scandinaves à la Sorbonne, Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre, les deux conceptrices de l’ouvrage, promettent dès le titre Un voyage magnétique : «  Circuler dans les images du Nord, c’est aller de l’avant, c’est se tourner résolument vers le pôle Nord et les aurores boréales, c’est aller à la rencontre des Derniers Rois de Thulé, pour reprendre le superbe titre de Jean Malaurie. Ce livre est un voyage poétique et esthétique, [mais aussi] avant tout magnétique, [car] l’éclat et la grandeur des paysages aimentent littéralement le regard. La puissance des immensités glacées, la beauté des fjords, montagnes, forêts, lacs et archipels n’est pas un mythe mais une réalité qui a contribué à un certain art de vivre en communion avec la nature […]. »

La promesse est grande, mais tenue dès la première partie du livre, joliment intitulée « L’heure bleue ». Ce déferlement de bleu – de bleus plutôt : turquoise et nuit, ciel et cian – est poignant plus qu’on ne saurait dire. La Nuit d’hiver (1907) de Karl Nordstrôm, au zénith « immense et noire », avec encore à l’horizon des scintillements de lapis-lazuli, est percée d’étoiles plus chavirantes que celles de Van Gogh, et qui sont bien ces « déchirures blondes » que chantait Aragon. La Rive (1902) presque pointilliste de Björn Ahigrensson frissonne sous une mince bande de ciel implacablement bleu. Dans ses panoramas de forêts et de lacs, Otto Hesselbom transforme, comme par enharmonie, le bleu en un vert taché de rouille ou en un blanc ivoirin, trouvant, pour composer ainsi un paysage par modulations de la couleur, des lignes molles à la Hodler.

Mais la couleur ne serait pas tout à fait elle-même, ne serait pas aussi saturée d’elle-même et de ses propres nuances, sans les imaginaires qui viennent l’informer, sans les mots qui viennent la dire sinon la décrire. Aussi sait-on gré à Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre d’avoir donné, en contrepoint des images, quelques citations littéraires qui en rehaussent encore la beauté : « Et là-haut, dans les montagnes, le bleu de la mer a rattrapé le ciel » (Tomas Tranströmer) ; « Dans l’émail bleu du ciel, des nuages oubliés viennent de la mer » (Olav Håkonson Hauge).

Littérature, peinture et musique mêlées

Car c’est là le postulat fondamental de ce livre – et le secret, sans doute, de sa magie : la beauté objective des motifs aussi bien que la puissance des imaginaires transcendent les arts, qui, loin de tracer chacun sa propre voie, cheminent au contraire de concert vers l’inaccessible idéal d’un sublime arctique. « Imaginer, c’est apprendre à voir », écrivait Bachelard, que les éditrices citent dès leur texte introductif. À voir, à entendre, et à composer des images, des textes, des symphonies qui élargissent l’horizon quotidien pour découvrir un monde sans cesse plus grand que lui-même.

La deuxième partie du livre, ainsi, est placée sous le signe de la musique, et plus particulièrement de Grieg. Intitulée (on l’aura deviné) « Dans l’antre du roi de la montagne », elle fait la part belle à une sorte de réalisme merveilleux. Témoin, entre autres, le premier des extraits littéraires qui jalonnent le parcours du lecteur à travers les images : « On appelait cette forêt “la forêt magique”. Elle s’était façonnée elle-même […]. Tout au fond sous les broussailles, dans les creux où jamais ne pénétrait la lumière, vivaient toutes sortes d’oiseaux et de petits animaux. »

Ce à quoi nous invite cette citation, et avec elle les tableaux et les photographies choisies par Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre, c’est à secouer le joug d’une rationalité trop étroitement humaine pour nous livrer, le temps d’une lecture du moins, à ce qui n’est pas nous et par suite nous déborde. À ces Trolls, par exemple, qui, dans une aquarelle (1895) d’Erik Theodor Werenslold, surgissent comme par anamorphose des arbres qui dévorent la nuit. À ces pins en feu, à ces glaciers mouvants qui, dans une huile (1943) d’Emilie Demant, menacent d’engloutir Sámi travaillant avec les rennes. À ces monstrueux rochers anthracite d’une matité saisissante, éclairés à leur pied seulement d’une lumière de bronze qui paraît sortie des eaux, du Sognefjord peint en 1924 par l’Irlandais Louis Lawrenson (car le livre ne met pas à l’honneur que des artistes scandinaves).

Une aventure intérieure

C’est alors sur le chemin d’une aventure intérieure que nous mène aussi cet album, qui, après une section consacrée au « Ballet de la mer glaciale » et une autre intitulée, d’après Olafur Eliasson, « Rainbow Panorama », se clôt sur une trentaine de pages consacrées aux « Existences silencieuses » qui hantent la peinture et les arts de Scandinavie. On y retrouve, comme il se doit, Hammershøi, ses intérieurs presque vides, ses portes blanches ouvertes sur d’autres portes blanches, ses femmes de dos, avec leurs chignons hauts et leurs longues robes noires. On y découvre, aussi, parmi tant d’autres, les photographies d’Astrid Kruse Jensen. Des photographies peuplées elles aussi de femmes solitaires, de noir vêtues, mais – détail sans doute insignifiant – aux cheveux dénoués, et qui semblent sur le point de se fondre dans des paysages entre noir et blanc bleuté, dont les contours nébuleux expriment parfaitement la « Disintegration of Memories » qui obsède l’artiste.

Mélancoliques, ces images le sont à n’en pas douter. Faut-il pour autant se laisser submerger par ce pessimisme qui – selon les manuels de littérature et de philosophie du moins – ronge ou façonne l’âme scandinave, de Kierkegaard à Ibsen ou Strindberg et bien au-delà ? Ce serait oublier à quel point la solitude et le silence peuvent (ainsi que l’ont montré Maria Hansson ou Peter Stadius) s’apparenter à un refuge chez un écrivain comme Hans Christian Andersen, voire dans la mentalité nordique en général.

Mais Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre ne l’ont pas oublié. Et, si elles rappellent les mots de Jón Kalman Stefánsson, qui évoque « l’oiseau » de la solitude « qui nous entame constamment le cœur », elles ferment cependant leur livre sur ce commentaire lumineux de Crainte et tremblement de Kierkegaard, méditation sur « la parabole d’Isaac et Abraham » : « Isaac est finalement sauvé. Dans le silence le plus profond demeure toujours l’espoir d’une échappée. »