Olivier Cadiot propose un journal autour de son écriture, jouant avec les personnages et les temporalités.
Le nouveau livre d’Olivier Cadiot, Départs de feu (P.O.L., 2025), a la forme d’un journal. On y trouve un mélange éclectique de réflexions sur l’écriture et ses difficultés, de souvenirs personnels, d’anecdotes familiales et de rêves.
Une forme éclectique
Plus inattendu, le texte inclut également des extraits d’un journal fictif de Voltaire (sans que l’auteur ne mentionne jamais son nom), représentant sept entrées sur les trente-neuf du livre (épilogue inclus). Il incorpore également un court résumé (Larmes, etc.), d’une page, datée de 1544, du journal spirituel d’Ignace de Loyola.
Le récit se nourrit aussi de faux souvenirs, tels qu’une rencontre dans un train en 1901 entre l’auteur ou son personnage et Sigmund Freud, dissertant sur l’oubli, malgré la phobie des trains bien connue du fondateur de la psychanalyse…
Bien que ce journal débute en mars 2023 et s’achève au milieu de l’été 2024, ses entrées dérogent à toute chronologie stricte. L’auteur en donne une explication : chaque passage est daté, soit selon le jour où a eu lieu l’événement qu’il rapporte (qui peut s’avérer incertain), soit selon la date à laquelle l’auteur s’en souvient. Pour une composition harmonieuse, qui fait dialoguer les époques et les thèmes, ces entrées sont ensuite mélangées (selon une méthode qui peut faire penser à Lieux de Perec) : ainsi, celles du journal de Voltaire sont éparpillées dans l’ouvrage, et des inversions temporelles apparaissent, concernant y compris les dates récentes.
Le « Voltaire », très occupé par la gestion et l’aménagement de son domaine, résonne avec le souci du père de l’auteur d’entretenir sa propriété, notamment les arbres, dont Cadiot semble également s’être entiché.
Le suicide de sa jeune sœur en juin 1989, il y a trente-cinq ans (et non vingt-cinq comme mentionné) illustre l’incapacité de l’auteur de lui prêter en imagination des pensées ou des actes, alors qu’il y parvient pour d’autres, comme son père par exemple.
« S’occuper de quelqu’un ça veut dire poursuivre à son rythme les idées de l’autre absent. C’est converser tout seul avec les deux ou trois choses que l’on sait d’eux. Avec elle, je n’y arrive pas. J’y arrive avec d’autres. À continuer d’apporter de l’eau à leur moulin. En reconstituant des morceaux de leur histoire à des époques séparées. »
Cela met en lumière combien notre mémoire échappe à notre volonté. Pour le reste, Cadiot écarte rapidement l’idée d’écrire un roman familial (« Oublions la famille »), malgré l’abondante archive laissée par son père.
Le temps déréglé
À ce stade, le temps du récit semble définitivement déréglé. À l’hiver 1778, alors que Voltaire est décédé, l’entrée de son journal, déjà doublement fictif donc, porte sur l’interprétation du célèbre tableau « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » de Caspar David Friedrich qui date de 1818. L’entrée suivante, qui est datée de juillet 1947, fait, elle, référence à un film sorti en 1968.
La temporalité n’est pas la seule à être mise à mal dans ce texte. L’auteur mentionne au début de l’ouvrage, parmi d’autres causes possibles d’un « départ de feu », l’étincelle d’un « bosquet », qui devrait plutôt se lire comme celle d’un mousquet, ou encore, plus loin, une « fiasque » de whisky, au lieu d’une flasque. Peut-être après tout ces erreurs sont-elles volontaires, quel journal n’en compterait-il pas ?
Plusieurs entrées sont consacrées à l’évocation de souvenirs personnels : une chute survenue chez lui, qui aurait pu être fatale, une visite à Orsay (avec sa jeune sœur ?) au printemps 1982, quatre ans avant son inauguration comme musée, ses débuts dans une agence de communication, qu’il décrit comme l’« agence d’architecture rêvée », ou encore une représentation à l’Opéra de Venise le 12 janvier 1981, lors de laquelle il devait rencontrer un artiste serbe aujourd’hui décédé (ce que l’auteur semble ignorer).
Une électricité littéraire ?
Au début du livre, Cadiot définit son sujet : « Est-ce que la solitude, volontaire ou subie, enferme ou ouvre sur les autres ? Je prends mon exemple (…). C’est le journal d’un vrai Robinson. On apprendra mieux qui il est, d’où il vient, et où il va. Son présent m’électrise. Il ressemble, disons, à un vase entier mais fêlé de l’intérieur. »
On reconnaît là une citation raccourcie du Marquis de Sade : « Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir. ». Le sens de cette phrase reste toutefois mystérieux, appliqué à ce récit, sauf si l’« électricité » dont il est question est directement liée à l’écriture. Tout au long du livre apparaitront d’autres exemples de citations tronquées.
La méthode de recollement est expliquée plus loin : « J’ai inventé un personnage, il faut qu’il soit capable de tout mettre en pièce et de recoller l’ensemble. Tous ces petits fragments disjoints, on s’en occupera plus tard. On reconstruit un vase en célébrant la brisure. On les recolle – on fait des lézardes couleur or (…). C’est à la mode. Je vais faire pareil en recollant des scènes du présent avec des scènes du passé. »
Il est important de noter que ces citations ne reprennent pas les fréquents retours à la ligne de l’auteur, omettant de fait une part de la poésie qui imprègne le livre.
La conclusion demande davantage d’efforts de la part du lecteur, mais l’auteur nous avait prévenu dès le départ : « À force d’isolement (…). On finit par ne plus pouvoir penser qu’à des choses fausses. Des fantasmagories. » L’épilogue nous plonge dans cette atmosphère d’illusions, jusqu’à l’incendie final d’une cabane dans les bois au moyen d’un coktail molotov.
Le lecteur l’aura compris : l’ensemble de l’ouvrage soulève la question de la construction de ce récit, qui se révèle une méthode extraordinairement efficace pour capter l’attention.
* Illustration : pvproductions / Freepick.com.