Interroger le statut d’auteur « secondaire » informe sur la formation des jugements de valeur, entre évolutions du goût, stratégies professionnelles ou commerciales, et sources lacunaires.

Qu’est-ce qui fait d’un créateur d’images un grand maître ou un « artiste secondaire » ? On peut bien sûr penser que ces derniers sont « secondaires » par la qualité de leurs œuvres, leur talent ou leur maîtrise. Mais ce serait oublier que ce jugement est largement sous-tendu par des considérations socio-politiques : est-ce conforme à la mode, plébiscité par les puissants, produit et/ou consommé dans un lieu renommé ? Bien souvent, la qualité esthétique que l’on attribue à l’art, loin d’être absolue, est fonction des variations de la demande, de la reconnaissance sociale et de la réception postérieure des artistes et des œuvres.

Ce serait aussi oublier que cette hiérarchisation doit beaucoup à une idéologie du « génie » surtout développée à partir de la Renaissance, où nous avons tendance à retenir quelques figures « exceptionnelles » en reléguant dans l’ombre l’immense majorité des praticiens. Ces deux échelles de valeur peuvent d’ailleurs entrer en conflit : combien d’artistes très prisés en leur temps sont passés aux oubliettes de l’histoire lorsque le goût s’est modifié ?

Les études de cas réunies dans cet ouvrage collectif s’attachent ainsi à cerner les mécanismes qui aboutissent à l’écartement comme « mineurs » de personnages, de groupes d’artistes, voire de genres d’objets tout entiers, entre le XIIe et le XIXe siècle.

Logiques d’atelier : les indispensables anonymes

Lorsque l’on parle de « maîtres », on pense aussi – notamment dans le contexte artistique des XIVe-XVIIIe siècles – à la pratique de créer les œuvres imposantes à plusieurs mains((Sur la date de naissance de cette pratique, cf. Sophie Cassagnes-Brouquet, « Les ateliers d’artistes au Moyen Age : entre théorie et pratiques », Perspective. Actualité en histoire de l’art, no. 1 (2014), https://journals.openedition.org/perspective/4391)). Des disciples plus ou moins anonymes s’activent sous la direction de l’artiste principal, qui souvent signera de son seul nom, et l’homogénéité de style et les retouches opérées par le « maître » rendent impossible de discerner le travail de chacun. L’œuvre collective occulte donc, dans la logique d’atelier, la collaboration de la plupart de ces figures de l’ombre, même si certains ont parfois été retenus par les biographes, à l’image de Jacopo Zucchi, le seul élève connu de Giorgio Vasari, étudié par Gloria Antoni((pp. 61-80)).

Considérer l’œuvre collective sous ce prisme presque exclusif du « maître » a même tendance à provoquer des raisonnements circulaires, puisque telle œuvre se rapprochant de la manière d’un peintre lui sera en général attribuée, alors qu’elle pourrait être due à un collaborateur, contribuant à invisibiliser encore plus ces derniers. C’est surtout le cas pour les périodes où les œuvres sont peu signées, comme la sculpture d’époque romane. Ainsi, réduire l’ensemble de la production sculptée de Navarre au XIIe siècle à l’atelier d’un « maître Esteban » attesté uniquement à Saint-Jacques-de-Compostelle mais à qui l’on a attribué, au fil du XXe siècle, de plus en plus d’ouvrages, tend en fait à stériliser notre compréhension du champ artistique local. Comme le soulignent les éditrices, il peut s’agir non pas seulement d’un même atelier itinérant ou de disciples directs, mais aussi de démarches d’« inspiration, [d’] appropriation choisie et réfléchie  »   , si bien que « l’analyse de l’œuvre à partir de la seule attribution à son concepteur entraîne la perte de toute l’épaisseur de ces productions collectives »   . Le fait que d’éventuels autres artistes qu’« Esteban » demeurent anonymes et difficiles à saisir ne veut pas dire qu’ils n’existaient pas !

 

[Sculpture attribuée à « Maître Esteban », Musée de Navarre, Pampelune.]

 

Souvent, dans ce type d’organisation du travail artistique, « les décors [sont] confiés à un chef d’atelier, concepteur et ordonnateur, tandis que l’exécution proprement dite est dévolue à une ‘armée’ de petites mains, aux talents inégaux, et aux tâches plus ou moins subalternes », comme le résume Vladimir Nestorov   , en l’occurrence au sujet des équipes de décoration du château de Fontainebleau ou du Louvre sous Henri IV. Ces hiérarchies et différences de statut sont cependant loin d’être figées. Dans l’équipe de décoration du Louvre, même être une ‘petite main’ implique une forte reconnaissance dans le milieu artistique dans la mesure où il s’agit de travailler pour le compte de la couronne, place convoitée, puisque plusieurs peintres amis des architectes responsables du chantier jouent de leur réseau pour y être intégrés. Au Quattrocento, le même Antonio del Massaro (objet de l’article de Carol A. Taddeo   ) est tantôt « peintre assistant » lorsqu’il travaille dans l’atelier du Pérugin à Rome, tantôt chef de son propre atelier dans la région de Viterbe : le statut de l’artiste est aussi fonction du contexte géographique et professionnel. Quant à Nicolas-Sébastien Adam, s’il est qualifié par l’un de ses contemporains de « disciple de son frère »   , il est en fait un artiste accompli qui exécute des commandes individuelles, mais, droit d’aînesse oblige, il demeure subalterne, comme le montre Lisa Sapy  

Le diktat de la postérité

La personne de Nicolas-Sébastien Adam est intéressante à un autre égard : il emblématise le cas de l’artiste victime de changements de goût esthétique et de mode au cours de sa carrière. À l’époque (le XVIIIe siècle), la réception d’un artiste à l’Académie royale – preuve du reste qu’il n’était pas si ‘secondaire’ – est entérinée par la présentation d’un « morceau de réception », une œuvre majeure censée faire état de toutes ses compétences et exposée au Salon. Le Prométhée de Nicolas-Sébastien Adam a ceci de particulier qu’il est présenté en deux temps : d’abord l’année de son intégration de l’Académie, puis une version définitive 25 ans plus tard seulement. Or, si la maîtrise technique ou anatomique n’était pas en cause, les canons esthétiques avaient profondément muté, si bien qu’en 1763, les commentateurs accueillent très froidement l’œuvre pourtant applaudie en 1738. Le fait que Nicolas-Sébastien Adam n’ait pas su s’adapter aux nouveaux enjeux du goût et du marché constitue un facteur crucial de sa relégation au rang des artistes « secondaires » par l’histoire de l’art postérieure.

C’est le sujet de la dernière partie de l’ouvrage : « Subjectivités historiographiques. Nommer et renommer, classer et déclasser ». Les auteurs y montrent que des initiatives ciblées s’attachent à réhabiliter des artistes dont l’oubli n’était pas nécessairement dû à un talent moindre, mais aussi voire surtout aux partis pris de l’historiographie, entre évolutions du goût, préférence pour les « génies » et les « avant-gardes », et désintérêt assumé pour certains types de productions. Ainsi, les collectionneurs privés à l’origine du musée Magnin de Dijon ont choisi de préserver à la postérité des noms oubliés, parmi lesquels de nombreuses femmes peintres, largement effacées de l’histoire de l’art   . Quant à l’exposition de 1913 dédiée aux « petits maîtres de l’école de 1830 », elle choisit volontairement de déplacer le projecteur sur ces figures moins connues, à rebours de la focalisation uniquement sur les Corot, Millet et autres Théodore Rousseau.

Cependant, Morgane Weinling   montre bien que les responsables de l’exposition se départissent mal de la tendance à la hiérarchisation, puisque chaque « petit maître » se trouve in fine rattaché à un « grand maître », « par la mention de liens sociaux, familiaux, amicaux ou professionnels, par la manière de peindre ou encore par des sujets partagés »   . D’autre part, elle soulève que cette redécouverte, présentée sous les auspices de la juste réhabilitation, n’est pas tout à fait désintéressée, de la part d’une galerie de vente qui cherche aussi à booster la demande, et le prix, de ces toiles moins connues…

 

[Dijon, Musée Magnin.]

 

Nicolas-Sébastien Adam n’est ainsi pas seul en son cas : plusieurs articles évoquent des profils similaires, artistes acclamés voire de premier rang en leur temps mais occultés des mémoires ensuite. Ainsi de ceux formant l’Académie de Saint-Luc, la séculaire corporation des peintres et sculpteurs parisiens que vient concurrencer la nouvellement créée Académie royale à partir du XVIIe siècle. Bruno Guilois montre que, loin de la « facilité communément reprise (…) de [les] présenter (…) comme étant tous des barbouilleurs, opposés aux artistes de premier plan de l’Académie royale »   , la différence est en réalité bien moins tranchée, puisque l’Académie de Saint-Luc est autorisée en 1705 par le roi lui-même à former des artistes et donc à se maintenir face à la nouvelle institution. Surtout, plusieurs peintres ou sculpteurs rattachés à cette académie le sont en fait non par incapacité technique à intégrer la plus prestigieuse des deux, mais bien par dépit et absence d’opportunités professionnelles, puisqu’entre 1690 et 1710, l’Académie royale n’admet plus aucun nouveau membre du fait de réductions de budget. Cela n’a pas empêché plusieurs d’entre eux d’avoir remporté des grands prix de l’Académie royale, tels Claude Simpol ou Antoine Dieu, aujourd’hui très peu connus, mais à l’époque certainement pas considérés comme des artistes de seconde zone.

De même pour Romolo Ferrucci, Florentin de la fin du XVe siècle spécialisé dans les sculptures animalières pour jardins de villas. Sollicité par les plus grands et notamment par les Offices de Florence pour la création de cadeaux diplomatiques en pierres précieuses, il est loin d’être un petit artisan à la production anecdotique ; mais le statut moins prestigieux de la sculpture ornementale, ajouté à l’état de conservation médiocre des œuvres (laissées en plein air) et au grand nombre d’artistes œuvrant à Florence à cette période ont causé son effacement.

Artisanats, arts dépréciés

Le cas de Romolo Ferrucci illustre bien qu’une telle hiérarchisation est directement liée à celle infligée aux formes de production artistique, où l’artisanat est jugé moins prestigieux et moins digne de reconnaissance que les « beaux-arts ».

En 1601, les peintres romains obtiennent, au nom de la « noblesse » de leur métier, une exemption de la taxe des corporations, suggérant donc que les guildes d’artisans ne pratiqueraient pas un art aussi « noble » : c’est, indique Julia Castiglione, ce qui consacre le point de rupture avec les peintres-doreurs   . Même constat au sujet des marbriers funéraires du XIXe siècle étudiés par Eric Sergent    : leur titulature oscille dans les annuaires entre « sculpteurs » (terme valorisé) et « tailleurs de pierres » (renvoyant à un métier jugé plus technicien). Cette hiérarchisation influence aussi, rétrospectivement, la manière dont les historiens de l’art ont pu qualifier les sculpteurs de l’époque romane, alors même que de telles distinctions de vocabulaire ne sont pas de mise à l’époque, comme le rappelle Sylvain Chardonnet   . Cette division radicale du travail et de la reconnaissance n’est du reste pas fondée sur une différence de compétence : les jeunes marbriers dijonnais fréquentent les mêmes écoles de beaux-arts, où ils obtiennent souvent des récompenses académiques.

Le cas de la ‘lutte pour la reconnaissance’ entre tapissiers-décorateurs d’intérieur et architectes au XIXe siècle est légèrement plus original. Justine Lecuyer démontre   que tandis que les décors textiles sont moins valorisés socialement, les architectes, tel Charles Garnier dans la construction et l’aménagement de l’opéra de Paris, cherchent à la fois à amoindrir l’importance de leur contribution et malgré tout à se revendiquer, voire s’accaparer, la maîtrise des compétences jugées plus ‘techniques’ des tapissiers.

Les rapports entre « artistes » et « artisans » se jouent sur une gamme similaire dans deux autres contributions. Claudius Lavergne, peintre verrier du XIXe siècle, se targue de sa formation de « peintre d’histoire » – le saint Graal de la reconnaissance artistique, rappelle Auriane Gotrand   – auprès du grand Ingres, et mobilise fortement cet argument pour se différencier des vulgaires industriels que seraient ses concurrents. Ce faisant, il participe en fait lui-même à creuser le fossé, en même temps qu’il milite pour une meilleure reconnaissance du vitrail comme art à part entière, notamment pour son exposition. Tout en stipulant que ne peuvent être admis dans la corporation qu’il a fondée que ceux qui sont « capable[s] d’œuvrer de [leurs] propres mains »   , il clame aussi que la capacité technique n’est pas l’élément déterminant, puisque l’artiste « ne fabrique pas plus son verre qu’il ne tisse la toile qui sert à faire un tableau »   . Un paradoxe semblable est relevé par Elodie Le Beller dans son étude de l’atelier de Haute-Claire   , conçu ou en tout cas affiché comme mettant sur le même plan artistes et artisans dans un projet collectif d’art décoratif. Si le style unique, la collaboration des techniques et l’association de l’utile et du beau sont présentés comme les signes d’une parfaite équité au sein de l’atelier, dans les faits, le peintre Armand Point dispose de son atelier propre et est nanti du rang de « directeur » tandis que les artisans sont regroupés dans un atelier séparé, sont désignés comme « ouvriers » et ne signent pas de leur nom.

 

[Vitrail par Claudius Lavergne, représentant saint Louis, 1863 (Cathédrale Notre-Dame de Senlis, Wikicommons).]

 

« Provincialiser » les maîtres ?

On peut peut-être regretter que l’ouvrage n’inclue aucune contribution sur cette autre facette des artistes secondaires que sont les amateurs, les « naïfs », ou de manière générale la production d’iconographie moins « formelle ». Même si les artistes « secondaires » étudiés dans l’ouvrage sont à l’écart de la notoriété, il n’en demeure en effet pas moins qu’ils se conforment aux normes de la culture visuelle des élites. Des objets peints par des artistes encore moins renommés auraient donc offert un éclairage intéressant : on peut citer l’excellent ouvrage que Bernard Cousin a consacré en 2017 aux ex-votos provençaux   , commandités par la petite et moyenne bourgeoisie puis majoritairement par les milieux populaires. Plusieurs des artistes responsables de ces œuvres sont des autodidactes ou des producteurs d’iconographie commerciale très peu valorisée, comme les marines.

 

[Ex-voto sur bois (28x40 cm) provenant de l’église Saint-Jean-Baptiste de Signes d’après B. Cousin, Le regard tourné vers le ciel, 2017, p. 141.]

 

Malgré cette absence, ces thématiques sont partiellement abordées à travers les productions rurales ou marginales. Sophie Duhem   ou Dominique Rigaux   ont rappelé que de telles œuvres, loin de se réduire à des imitations d’artistes plus reconnus, bénéficiaient d’un certain degré d’autonomie vis-à-vis des habitudes graphiques de la culture visuelle dominante et des canons imposés par l’Eglise ou le decorum royal.

C’est le cas des œuvres d’époque romane en Navarre, déjà évoquées. Maritchu Etcheverry   fait ainsi l’hypothèse que les sculpteurs de la cathédrale de Leyre ont réinterprété les motifs utilisés à Pampelune plutôt que copié servilement un maître d’atelier supposé. Certes, la cathédrale du diocèse constitue une référence prestigieuse, mais elle n’est pas la seule présente, et il existe non seulement des prises de liberté mais encore des « liens périphérie/périphérie » et des phénomènes polycentriques d’inspiration et d’émulation.

Cette marginalité génératrice de marges de manœuvre n’est pas seulement géographique : Amal Azzi   établit un constat similaire au sujet des sculpteurs « ornemanistes » (décors géométriques, végétaux) de la cathédrale de Nantes aux XIIe-XIIIe siècles. Parce que « secondaires » et certainement moins « sous les spotlights » que les chapiteaux historiés, ceux-ci auraient paradoxalement bénéficié de plus de liberté et de créativité tandis que les représentations figuratives, souvent inspirées d’épisodes bibliques ou de motifs sacrés, font l’objet de commandes plus précises et d’une exécution plus contrôlée.

Avec un peu d’espièglerie, on pourrait parler ici d’une nécessité de « provincialiser » les grands maîtres, de les « mettre volontairement de côté pour s’intéresser à ce que l’on avait jusqu’ici trop écarté »   . Se poser la question des artistes secondaires, et surtout de pourquoi ils ont pu être relégués à cette catégorie, pas toujours de leur vivant, ouvre la porte à de nombreuses interrogations qui sont moins propres à l’étude de l’art lui-même qu’à celle de sa sociologie et de son histoire. C’est sans doute la raison pour laquelle l’ouvrage est pourvu d’assez peu d’illustrations, ce que l’on peut malgré tout regretter. L’excellente introduction synthétique et la postface posent bien les paramètres en jeu et invitent à s’interroger sur les mécaniques de classement et les jugements de valeur à l’œuvre, certainement avec le même constat final que ce commentateur de 1913 qui fustigeait l’« inouïe stupidité des classements d’artistes »   .