Les Cahiers de l’Herne réhabilitent l’invisible et l’ésotérisme, en montrant l’influence exercée par les sciences occultes sur la création artistique et la réflexion scientifique.
Ce volume des Cahiers de l’Herne explore les « mondes invisibles » et l’attrait qu’ils ont suscités dans le monde occidental. L’ambition de l’ouvrage est de considérer que l’intérêt pour les sciences dites « occultes » fait partie intégrante de notre culture. Car « [s]i la pensée occidentale contemporaine s’est construite sur le double héritage du cartésianisme et des Lumières, elle n’a jamais abandonné la culture de l’irrationnel » . Les articles interrogent donc ce territoire encore mal connu et peu étudié : « seule une chaire d’histoire des religions à l’École pratique des hautes études […] est aujourd’hui officiellement consacrée à ces objets », indique Sylvain Ledda . Il sera ainsi question de spiritisme (chapitre I), de « para-sciences » (chapitre II), d’ésotérisme (chapitre III) et de sociétés secrètes (chapitre IV).
Dans le sillage du spiritisme
La première partie de l’ouvrage est essentiellement consacrée au spiritisme. Cette pratique est née aux États-Unis avec l’expérience des sœurs Fox, qui assurent avoir communiqué avec un défunt au moyen de coups répétés. « En très peu de temps, à partir de cet épisode aux allures anecdotiques, le spiritisme s’apparente à un phénomène culturel embrassant une pluralité de domaines […] et dont l’interaction avec la littérature s’est avérée déterminante » . En France, il va rencontrer un écho important à travers la figure d’Allan Kardec, auteur du Livre des Esprits et directeur de la Revue Spirite. Sous sa plume, le spiritisme est envisagé comme une religion nouvelle, et même une science.
L’influence de cette pratique est également sensible chez Victor Hugo, dont on sait qu’il a accueilli à Jersey plusieurs séances spirites – sous l’impulsion notable de Delphine de Girardin, autre grand nom associé aux « tables ». Les soirées de Jersey sont bien documentées et nul doute que l’invocation des esprits a eu une influence sur l’écriture des Contemplations. Toutefois, « Victor Hugo n’assistait […] pas à toutes les séances » et il ne souhaitait pas en publier les comptes rendus parce qu’« il savait que cela aurait nui à son combat politique »((Jean-Marc Hovasse, p. 40). Gérard Audinet note également que « Victor Hugo n’a jamais réalisé de dessins spirites », dans la mesure où il n’a jamais « tenu la table ». Or, dans le cadre d’une séance spirite, l’auteur ne peut être que le médium, celui qui invoque les esprits. De fait, Hugo dessine « avec le filtre de la mémoire » : les œuvres de ces années-là sont donc des reconstitutions de souvenirs. Les procédés auxquels Hugo recourt portent certainement la trace d’un dialogue avec « l’Ombre », mais il convient de nuancer l’image de l’artiste visionnaire communiquant seul avec les morts et de replacer les séances de Jersey dans leur dimension groupale.
De fait, l’ouvrage ne se prononce pas sur la réalité des phénomènes surnaturels. Les autrices et auteurs remarquent que le spiritisme a contribué au développement de thématiques littéraires nouvelles et d’une autre façon de voir le monde. Ainsi, les sciences occultes jouent un rôle notoire dans le développement du fantastique. Le spiritisme a intéressé jusqu’à des auteurs comme Arthur Conan Doyle qui, au sortir de sa thèse en médecine, prend très au sérieux les propositions avancées dans les cercles spirites. Il développe ainsi, dans un texte inédit, l’idée que le travail du médium peut jouer un rôle dans l’élucidation des crimes : « Concernant l’usage des pouvoirs psychiques dans la détection du crime, je suis convaincu qu’il y a là un domaine qui n’a jamais été correctement exploité ». En définitive, la vogue spirite innerve la littérature du XIXe siècle. L’attrait pour les mondes obscurs, pour la communication avec les défunts, donne lieu à des œuvres d’un genre nouveau, parfois méconnues, comme celles d’Antoinette Bourdin. À la fois médium et autrice, elle met en scène des femmes détentrices d’un savoir sur le monde, de connaissances occultes qu’elles partagent pour venir en aide aux autres. Ainsi, leur pratique spirite s’inscrit dans l’éthique du care, un cas de figure original à une époque où l’expertise médicale prend principalement son essor à travers le point de vue des hommes. Dans ces romans, « la doctrine spirite se transmet […] par les femmes » et « la légitimation des propriétés intellectuelles féminines permet à Antoinette Bourdin de développer à travers ses personnages une posture médicale et scientifique »((Anne-Claire Marpeau, p. 57)).
Sciences occultes et « para-sciences »
Le volume s’intéresse aussi à la place du spiritisme – et plus généralement des sciences dites « occultes » – dans le paysage théorique et scientifique. Comment expliquer l’attrait de scientifiques de renom – comme Camille Flammarion – pour des disciplines et des raisonnements qui nous paraissent fallacieux ?
Il faut d’abord souligner que, pour Allan Kardec, le spiritisme peut prétendre au titre de « science ». Quoique la pratique spirite n’ait pas d’explication certaine et définitive à apporter aux phénomènes qu’elle observe, elle n’est pas une pure extravagance. Ce n’est certes pas une science « parfaite », mais c’est une science tout de même, dans le sens où elle permet d’explorer le monde : « [Le spiritisme] ne saurait […] avoir les caractères d’une science exacte, […] mais les faits seuls ne constituent pas la science ». Et cette idée se retrouve sous la plume de Camille Flammarion, pour qui la démarche scientifique implique l’ouverture à des horizons de pensée nouveaux ; La Pluralité des mondes habités (1862), par exemple, « initie la défense d’une conception de la science ouverte aux spéculations et à l’invisible » .
Il faut en outre envisager que l’« invisible » qui figure dans le titre de ce recueil ne se réduit pas à l’occulte. Interroger l’absence ou la disparition n’est pas l’apanage des voyants ni celle des médiums. Un article passionnant est ainsi consacré à la « scène de crime-école », c’est-à-dire à une scène de crime reconstituée permettant aux enquêteurs de la police scientifique de se former à l’analyse des indices. Cette scène « matérialise l’hypothèse dans laquelle l’invisible est lié à une absence » ; l’enquête policière voisine, par définition, avec les « mondes invisibles ».
Une série d’articles explore également le lien entre l’ésotérisme et la naissance de la psychologie. Les idées de Franz Mesmer semblent à cet égard avoir joué un rôle déterminant : en 1773, il « postule que l’homme possède un fluide universel qu’il peut employer à des fins thérapeutiques », fondant ainsi le magnétisme . Freud, lorsqu’il met au jour l’existence de l’inconscient, se heurte au succès de cette théorie et de la pratique spirite : « Pour les spirites, l’inconscient psychique freudien était […] un leurre, une invention inutile et complexe » . Pour autant, le père de la psychanalyse n’était pas sans partager les interrogations des membres de la Society for Psychical Research sur le « rêve prophétique » et les « expériences télépathiques » .
L’intérêt pour les « sciences occultes » a bien pu être raillé, il n’a jamais disparu. Une artiste comme Françoise Hardy ne fait pas mystère de son intérêt pour l’astrologie, plus exactement pour « l’astrologie conditionnelle ». Le volume prend en considération cet aspect important de notre culture et invite non à trancher sur la rationalité de ces phénomènes, mais à réfléchir à leur omniprésence dans le champ culturel.
La littérature au prisme de l’occulte
Une part importante de l’ouvrage est ainsi consacrée aux liens que les artistes entretiennent avec l’ésotérisme. Source d’inspiration inépuisable, les savoirs occultes ont contribué à façonner de puissants univers. Bram Stoker, dans Dracula, mobilise ainsi un savoir sur le magnétisme. Dans le roman, Van Helsing est un intermédiaire entre le monde physique et le monde surnaturel, une sorte de médium ; or, tout porte à croire qu’il est le double de l’auteur, dont l’intérêt pour les phénomènes occultes est avéré . Notre-Dame de Paris témoigne aussi des connaissances dont Victor Hugo disposait sur l’alchimie . Un autre exemple est donné dans l’œuvre de Balzac, qui s’intéressait à la Cabale. « À l’évidence, le modèle de la réflexion balzacienne n’est pas le système rationnel occidental mais une sorte d’herméneutique universelle inspirée de celle des exégètes bibliques, des cabalistes et des théosophes » . Ce fait éclaire d’un jour nouveau le personnage de Louis Lambert, qui décrit la Volonté comme un fluide.
Une série d’articles est enfin consacrée à l’influence de la Rose-Croix, ordre mystique dont la tradition est comme revivifiée par l’œuvre de Joséphin Péladan. Ce dernier a en effet tenu, à la fin du XIXe siècle, un « Salon de la Rose-Croix catholique », où « l’art idéaliste et mystique prend place dans la société » . Il rassemble autour de lui des artistes et « réussit à imposer un symbolisme de seconde génération sur la scène européenne » . Parmi les artistes en question, Félicien Rops – qui a réalisé plusieurs frontispices pour ses œuvres – ou encore Fernand Khnopff. Adepte de magie, Péladan est aussi une figure médiatique, qui se fait photographier en tenue de mage.
En définitive, ce numéro des Cahiers de l’Herne offre au lecteur de découvrir l’importance des sciences occultes comme « contre-culture » et source d’inspiration. En guise d’ouverture, on lira avec intérêt le dernier article, consacré au Matin des magiciens, ouvrage qui pose les jalons du réalisme fantastique , sans doute moins un genre littéraire qu’une autre manière de voir le monde.