Comment l’expérience mystique ouvre-t-elle à la vie et au monde humain ? Une relecture des « Deux sources de la morale et de la religion » d’Henri Bergson par le philosophe Ghislain Waterlot.

Les deux sources de la morale et de la religion est paru en 1932. Dans Mystique et histoire chez Henri Bergson, une lecture des Deux sources de la morale de la religion, le philosophe Ghislain Waterlot (université de Genève) a pour objectif d’élucider la nature de l’expérience mystique dans ce qui fut le dernier ouvrage de Bergson ; d’apprécier le rapport entre philosophie et théologie chez Bergson : est-il un auteur « religieux », spiritualiste, ou un philosophe rationnel « tenté » par l’expérience mystique ? Lors de sa parution, le livre inquiète autant les universitaires que les théologiens. De l’aveu même de Bergson, les Deux sources sont la tentative d’introduire la mystique en philosophie, d’en faire un procédé de recherche philosophique. Il décide ainsi d’aborder « avec neutralité » le domaine de la religion, position qui peut sembler paradoxale. Il écrit à Harald Höffding : « Le problème de Dieu, je ne l’ai réellement pas abordé dans mes travaux ». Mais c’est pourtant bien l’oscillation entre religion, théologie, et philosophie dans Les Deux sources que Ghislain Waterlot examine dans son commentaire.

Pour traiter du mysticisme en philosophie, Bergson lit Mme Guyon (1648-1717, « adepte » du quiétisme), se réfère à certains grands mystiques, et ne cache pas sa préférence pour la religion catholique (lui qui ne s’est jamais converti au catholicisme, et a refusé de renoncer à son statut de juif lors de la Seconde Guerre mondiale). L’étude des grandes figures mystiques permet de comprendre la mysticité ainsi que sa capacité à se diffuser dans la société à travers les institutions religieuses. C’est dire que Bergson s’intéresse ici à l’ossature des religions, alors qu’il s’est toujours méfié du phénomène religieux. Ne réaffirme-t-il pas à plusieurs reprises qu’il est philosophe avant tout ?

Quel est donc le type de mysticisme qui sollicite Bergson ? C’est un état qui tourne le sujet vers son intériorité, là où la « touche intérieure » peut se produire, et qui dépend donc de la volonté. C’est une expérience, individuelle, de la durée, une émotion apparentée à l’acte créateur divin, et pouvant entraîner les foules. Les grandes personnalités mystiques en sont l’expression, et la théologie dogmatique, en ce sens, constitue un obstacle à leur émergence. La mystique fonde le dogme et non l’inverse. Mais s’il est impossible de concilier théologie et philosophie – l’intervalle se maintenant envers et contre tout – il est possible en revanche de relier mystique et philosophie. Elles se rencontrent en un point : le mysticisme engendre la possibilité d’une « religion dynamique », ou encore d’une société « ouverte », ce que la société close et la théologie (les deux ne sont pas strictement apparentées) interdisent. Plus exactement, c’est la « religion statique » qui entrave le processus de mysticité, inhibe sa diffusion, consolidant ainsi le dogmatisme. Pour rejoindre la religion dynamique, force est de composer, d’ailleurs, avec une autre instance, celle de « religion mixte », qui fait la place aux croyances et à la dimension « fabulatrice » de la religion, à ses éléments mythologiques.

Sans relever à proprement parler de la mysticité, la religion mixte, néanmoins, y conduit. Enfin, la religion dynamique oriente vers la « morale ouverte », une morale émancipée de la «  morale close », bridée par l’obligation et l’obéissance sociales. Par conséquent, ce sont des forces et non des principes rationnels qui sous-tendent la morale, l’une de pression (contraintes sociales, discipline), l’autre d’aspiration (vitale, c’est-à-dire assimilée à l’émotion religieuse).

En amont de la mystique

Bergson, on le sait, ne convainc pas les théologiens, et l’Église romaine, en 1914, va jusqu’à mettre à l’Index ses principales œuvres. Invoquer Dieu (ce que fait finalement Bergson) ne suffit pas à obtenir l’accord des théologiens et encore moins des philosophes qui, en ce début de siècle, s’en préoccupent peu. Pour autant, Bergson ne renonce pas à identifier Dieu et élan vital, idée déjà présente dans L’évolution créatrice, et relevée par Deleuze dans Le Bergsonisme. Confondu avec Dieu, l’élan vital est néanmoins limité (il rencontre la matière), là où Dieu est illimité, ce qui soulève la question du rapport entre fini et infini. Vie morale et religion, in fine, sont pour Bergson de nature biologique : « L’espèce humaine est inclinée par la vie à une certaine forme de moralité et de religiosité ». Dans tous les cas, la société est traversée par des tendances antagonistes, l’une imprévisible, l’autre de l’ordre du statu quo. L’instinct et l’intelligence (qui peut figer l’élan vital) proviennent en fait de la même source, la vie, mais elles entrent en conflit autant qu’elles se complètent.

Mystique, politique et histoire

Dans ses « Remarques finales », chapitre ultime des Deux sources, Bergson se livre à des commentaires sur son époque et soutient que « la démocratie est d’essence évangélique, et (…) a pour moteur l’amour ». Le ton est donné, mais l’on attend des précisions, fournies par Ghislain Waterlot. Le paradoxe est que la mystique – dans son élan – est à l’origine du progrès social et de la technique, de la « mécanique », de l’industrialisation. La technique est d’origine religieuse, et l’Homo faber est aussi homo religiosus. Les phénomènes les plus éloignés en apparence de la spiritualité sont le résultat d’un élan vital. La « double » évolution du vivant, mentionnée supra, qualifie également le registre de la connaissance. Aux deux extrémités de l’évolution biologique, l’on retrouve l’intelligence et l’intuition, la science et la philosophie. Il va de soi que l’intuition philosophique est rationnelle comme l’intelligence, on l’a vu, est pénétrée d’élan vital.

Mais si le vivant tend à se diviser – loi de la dichotomie –, il n’empêche que ce mouvement régulier peut subir une « erreur d’aiguillage », accident dont Bergson, selon l’auteur, rend compte avec un certain embarras. Comment concilier évolution du vivant et histoire humaine, et pourquoi la mystique est-elle un point de bascule dans l’histoire de l’humanité ? Bergson a-t-il produit en définitive une philosophie de l’histoire et de la société, et si oui, quelles en sont les répercussions politiques ? La thèse est singulière : les sociétés, par nature – et à l’image du règne animal – se défendent, mais sans aboutir à une destruction radicale de l’humanité. En fait, il existe une loi du développement initiée par la mystique elle-même – loi qui va à l’encontre de la vie, créatrice et imprévisible. Ce paradoxe, cette relative « duplicité » de la vie, expliquent que la simplicité vitale se heurte toujours à la complication des sociétés, des sociétés closes en particulier. La simplicité vitale exacerbée (l’ascétisme, par exemple) peut d’ailleurs se retourner en frénésie de luxe. Quel est ici le rôle de la mystique ? Assimilée à l’élan vital, elle appelle non seulement le progrès industriel et technique, mais réclame un régime politique conforme à ses avancées. Bergson démocrate ?

Disons, persuadé que l’égalisation des conditions et l’avènement de la liberté dépendent de la tendance mystique, pourtant toujours contrariée. Thèse assez difficile à soutenir mais qui confirme que les mystiques – personnalités exceptionnelles – ainsi que les artistes, sont les véritables moteurs de l’histoire humaine. Mais comme le précise l’auteur, Bergson s’exprime peu sur la « brisure » ayant affecté les sociétés closes (pour les « ouvrir »), et demeure évasif quant au « début » de l’histoire humaine, ce qui accroît sa difficulté à fonder une véritable philosophie de l’histoire et de la société, malgré son intérêt pour les travaux de Durkheim.

Phénoménologie de l’expérience mystique

Ce commentaire érudit et précis des Deux sources de la morale et de la religion met en exergue un aspect peu traité de la philosophie de Bergson, à savoir l’expérience mystique. En rupture avec l’ordinaire, cette expérience traduit une métamorphose structurelle de la conscience. Le mystique « complet » vit un saisissement rarement atteint par les individus, désigné par l’auteur comme un « toucher de Dieu ». Seule une « phénoménologie de l’expérience mystique » permet d’appréhender ce vécu hors normes. S’agit-il d’individus pathologiques ? Si les extases mystiques donnent à le penser, rien ne confirme, nous dit Bergson, que les mystiques incarnent une des figures du « fou ». La problématique initiale est de fait toujours présente : le même balancement s’observe entre intuition et pensée discursive. Et pour légitimer le lien établi entre philosophie et mystique, soulignons que l’intuition, contre toute attente, comporte intentionnalité et rationalité. Plus encore, c’est l’image – plus que le raisonnement – qui se révèle capable d’orienter vers l’absolu : Dieu est une personne. Le lecteur peut difficilement conclure que Bergson s’est véritablement soustrait à la religiosité, surtout lorsqu’il apprend que la mystique ne peut se passer, sur le fond, des institutions religieuses. Cet infléchissement majeur finit par récuser toute exploration de la sphère historique et politique en tant que telle, même si Bergson, rendu inquiet par la montée du nazisme, consacre de longues pages à la guerre.