Un glossaire utile et précieux propose un panorama des termes et notions développés pour comprendre le monde qui est en train de se construire sous nos yeux et avec nous.

Il faut d’abord saluer le geste : proposer aux lectrices et lecteurs un glossaire de termes centraux pour leur existence dans ce nouveau siècle, le XXIe, le monde d’une mondialisation qui paradoxalement ne fait pas monde, comme l’observe justement l’un des auteurs ! Belle aventure au demeurant, que celle d’un glossaire fait pour expliquer des mots sans chercher à énumérer, dans un objectif d’exhaustivité, les termes d’une langue ainsi que l’établit un dictionnaire. Une aventure qui ne se contente pas d’énoncer ce qui se dit ou se fait, mais tente de promouvoir des termes spécifiques grâce auxquels saisir et comprendre ce qui vient encore, l’avenir ou le futur selon les dénominations envisagées. Il s’agit donc là d’une réflexion, à chaque fois personnelle, pour les 26 autrices et auteurs qui ont accepté de se jeter dans ce projet ambitieux, arrimé à l’idée qu’il faut forcer un passage au-delà du présent, et surtout au-delà de ces XIXe et XXe siècles dont le philosophe Alain Badiou a redessiné les limites, ainsi que le commente Anton Tarasyuk sans adhérer pleinement à cette doctrine puisqu’elle fait l’impasse sur le nucléaire, en ce « temps naissant ».

Ces autrices et auteurs, dans ce volume, viennent d’horizons divers, ce qui assure à l’ouvrage une palette de réflexions et de domaines assez large, mais aussi des apports de références souvent peu connues en France. Ce sont des professeurs d’histoire, des théoriciens politiques, des philosophes, un duo d’artistes, d’autres artistes, des poètes, des anthropologues. Ils viennent de Shanghai, Toronto, de l’Oregon, de Paris, d’Espagne, de Suède ou encore d’Allemagne. Ils se répartissent entre genres, langues de travail, approches diverses. En un mot, l’ouvrage forme un creuset bienvenu des horizons multiples des langues, des lectures et du monde contemporain.

Aussi cette équipe se propose-t-elle de piéger nos présupposés conceptuels en présentant une palette de vocables propre à déstabiliser les évidences que nous portons encore, relatives au monde ancien, ce monde qui ne ressemble plus au XXe siècle, et déploie d’autres angoisses, d’autres tabous et d’autres déceptions.

Évidemment, comme dans toute aventure de ce type, le choix des termes constituant le suivi de ce glossaire est restreint (26 notices pour 250 pages), mais l’ouvrage n’a guère de prétention à l’exhaustivité. En revanche, il a pour volonté de donner corps à une conception du monde contemporain ouverte sur des activités et pensées nouvelles, quoique peut-être sans principe (« an-archique », au sens littéral, dirait Giovanbattista Tusa, à la rubrique qui porte ce nom).

Les termes en jeu

Avant de revenir sur le fil conducteur de l’ouvrage, précisons autour de quels vocables il s’articule. Ce n’est même pas l’ordre alphabétique qui préside à l’exposition. Selon ce choix classique, depuis les XVII et XVIIIe siècles, dont la logique fut longtemps percutante, cet ordre permet de supprimer la hiérarchie entre les objets et les mots imposés dans un conception pyramidale du monde présidée par du divin.

Cependant, si ce glossaire ne tient pas à revenir en arrière, il n’explique pas clairement le choix qui a présidé à la présence des termes explicités dans l’optique du XXIe siècle, ni à leur mise en relation un peu absente. Si tout commence par « amnésie » (Ranjit Hoskote), ce terme est suivi par « nécrobiose » (Mycelium, un collectif), puis « ruines » (Graham Harman). L’ensemble se termine par « Anarkhia » (Giovanbattista Tusa) et « Défaillance : de la philosophie » (Jean-Luc Nancy et Giovanbattista Tusa). En l’occurrence, il eut été pertinent de donner les raisons qui président à cet ordre qui, à la réflexion, est loin d’être sans intérêt.

D’abord parce qu’on y trouve des notions majeures pour la pensée contemporaine, laquelle procède incontestablement d’amnésies diverses, renforcées par des régimes politiques répandus. Cette amnésie peut d’ailleurs fort bien correspondre à l’anarkia décrite en finale, puisque le désordre provoqué par l’amnésie ne se dissocie pas d’une absence de principe(s). Prolongeant cette dimension, il est aisé de remarquer dans l’ouvrage que le vocabulaire de la « nature » mérite désormais d’être révisé, ce terme jouxtant celui d’« écotrauma » (Timothy Morton, en lien avec l’anthropocène). De même, la référence à une vie en « archipels », dont le terme est emprunté à René Char et à Édouard Glissant, aurait impliqué une explicitation de cette notion évidemment critique de tout totalitarisme. Les lecteurs et les lectrices peuvent procéder alors à une lecture aléatoire du glossaire, sans se contenter d’un suivi linéaire.

Une atmosphère

Le dessin de l’ensemble ne peut cependant échapper à personne. Il est presque diagrammatique, autour de l’objet encore à définir appelé XXIe siècle, puisque les notions sont toutes commentées à la lumière de pensées et travaux contemporains, à l’exception d’une référence à Aristote (la Métaphysique) et de quelques philosophes du XXe siècle (Deleuze, Levinas, etc.). Ainsi le dessein des éditeurs est-il renforcé : faire travailler des penseurs, issus ou non de l’Université, qui ont accepté de se prêter au jeu de la prospective. On pourrait dire plus : de se prêter au jeu d’esquisser pour les lectrices et lecteurs les grandes lignes des sujets de pointe à l’aune du siècle en cours. Et plutôt que de laisser ces sujets entre les mains des spécialistes, ce sont des notices exposant des modalités de notre avenir qui sont mises en avant sans vocabulaire trop technique.

Pour accepter d’entrer dans l’atmosphère que dessine ce lexique, il faut avoir avant tout accepté de faire place à un sentiment fréquent : un monde a pris fin sous nos yeux. Qu’entendre par là, sinon le fait devant lequel nous nous trouvons, la perte d’un sens global auquel nous avons cédé durant longtemps, et la perte de l’adhésion à la croyance en une situation définitive. Que ces deux pertes répondent à des données objectives ou non, qu’elles puissent être vécues différemment, n’ôte rien à la nécessité de prendre les devants et d’accueillir « le temps naissant » annoncé par le titre de l’ouvrage.

Les directeurs de l’édition vont même plus loin encore. Ils veulent tenter par cette publication d’articuler ce qui est et ce qui devrait être. En cela, ils se font à la fois commentateurs du temps, théoriciens du futur, soutiens moral et propulseur vers l’avenir. C’est sans doute une position difficile à tenir. Mais l’opération de clarifier ce qui vient et de soulager certaines paniques est tout à fait sensible dans cette entreprise.

Que penser ?

D’ici quelques années, il faudra se donner la peine de comparer les effets de ce glossaire avec ceux de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Certes l’optique n’est pas exactement la même, mais dans les deux cas, le projet de l’ouvrage est animé par une volonté de réguler les usages lexicaux et de soulager les peurs en cours par une promesse d’avenir.

Ce qui est certain, c’est que ce glossaire favorise les pensées de la multiplicité, des relations, des jeux sur des échelles différentes, de la dispersion, et du mouvement. Ce pourquoi, du point de vue épistémologique, les partis pris se refusent à croire encore que la pensée ressort d’un fil tendu entre un sujet et un objet, ou une révolution de l’un autour de l’autre. De ce point de vue, il se place plutôt du côté de Deleuze et Guattari.

Mais, il n’est pas destiné à forcer le lecteur ou la lectrice à penser de telle ou telle manière. Il vise plutôt à régénérer nos options, nos modes de pensée, sans pour autant se laisser dominer pas des axes militants, voire marqués au sceau anglo-saxon. Il y est plutôt question d’ambiguïtés, de connexions et d’exigences, pour chacun, de dire sa propre vérité (cf. la rubrique « Parrhésie », par Claire Fontaine).