Une version romancée du séjour du révolutionnaire soviétique par l’écrivain Robert Littell.

Dans son récit autobiographique intitulé Ma Vie   , Léon Trotski relate son errance en Europe et en Amérique à la suite de l’échec de la révolution de 1905. Le 13 janvier 1917 au matin, du pont du vapeur Montserrat, « un tas de ferraille carburant au charbon parti de Barcelone dix-sept jours plus tôt » sur lequel il avait embarqué avec sa compagne et leurs deux fils, il aperçut, proche d’Ellis Island, la statue de la Liberté, œuvre d’Auguste Bartholdi. Lev Davidovitch Bronstein était un fugitif qui cependant arrivait muni de papiers en règle. L’évocation de son séjour newyorkais par le fondateur de l’Armée Rouge n’a rien de personnel, si ce n’est la découverte de la modernité. Boukharine et des socialistes un peu révolutionnaires, lui ont trouvé une location dans le Bronx.

 

Trotski par Trotski

 

Voici comment il relate son arrivée sur le sol américain.

« Je me trouvais à New-York, cité fabuleusement prosaïque de l'automatisme capitaliste, où triomphent, dans les rues, la théorie esthétique du cubisme, et, dans les cœurs, la philosophie morale du dollar. New-York m'en imposait parce qu'il exprime au mieux l'esprit moderne ».

« Le plus grand nombre des légendes que l'on a inventées à mon sujet se rapporte, je crois, à mon séjour aux États-Unis. En Norvège, où je n'avais fait que passer, des journalistes inventifs ont prétendu que je m'étais livré au nettoyage de la morue ; mais pour New-York, où j'ai passé deux mois, la presse m'a attribué une série de professions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Si nous rapportions les aventures dont les journaux m'ont fait le héros, nous aurions, probablement, une biographie plus intéressante que celle que j'écris ici. Mais je me vois obligé de décevoir mes lecteurs américains. La seule profession que j'aie exercée à New-York fut celle d'un révolutionnaire socialiste. Et comme on n'en était pas encore à la guerre "libératrice", "démocratique", cette profession n'était pas réputée, aux États-Unis, plus criminelle que celle d'un contrebandier de l'alcool. J'écrivis des articles, fus rédacteur en chef d'un journal et parlai dans des meetings ouvriers. J'étais extrêmement occupé et ne me sentais pas dépaysé ».

...

« Je fis des conférences en russe et en allemand dans divers quartiers de New-York, à Philadelphie et dans d'autres villes des environs. Mes connaissances en anglais étaient alors plus faibles que celles que je possède présentement, et, par conséquent, je ne pouvais songer à parler publiquement en cette langue. Pourtant, j'ai rencontré plus d'une fois des citations de discours que j'aurais prononcés en anglais, là-bas... Tout récemment encore, un rédacteur d'un journal de Constantinople me décrivait à moi-même une de ces conférences imaginaires, à laquelle il aurait assisté comme étudiant en Amérique... En toute sincérité, je dois dire que je n'ai pas eu le courage de lui apprendre qu'il était victime de sa propre imagination. Mais, hélas ! il n'en prit que plus d'assurance pour évoquer les mêmes "souvenirs" dans son journal ».

« Nous louâmes un logement dans un quartier ouvrier et achetâmes des meubles à crédit. Ce logement, qui nous coûtait dix-huit dollars par mois comprenait des commodités absolument inouïes en Europe : électricité, four à gaz, salle de bain, téléphone, monte-charge automatique pour les produits qu'on faisait venir d'en bas et pour les déchets que l'on renvoyait ».

« Tout cela engagea du coup nos garçons à penser beaucoup de bien de New-York. Pendant un certain temps, le téléphone, mystérieux instrument qu'ils n'avaient connu ni à Vienne ni à Paris, fut leur grande occupation ».

 

Littell et Trotski

 

Le romancier Robert Littell s’est emparé de cet épisode pour créer une fiction dont l’humeur malicieuse et désinvolte ne ressemble en rien à celle du marxiste brutal de la guerre civile russe de 1918 à 1921   . Le livre est drôle. Il entretient des liens secrets avec Lazik le tumultueux d’Ilya Ehrenbourg   et Les Voyages de Benjamin III de Mendele Moïkher Sforim   , voire encore avec les facéties cinématographiques de Armando Iannuci à propos de la mort de Staline.

Dans son avant-propos Robert Littell explique ce qui inspira cette fantaisie :

« Mon père, né aux États-Unis en 1896, s’appelait Leon Litzky. En 1919, il s’est adressé à un juge de New York pour changer son nom de famille en Littell. J’ai en ma possession les papiers officiels dans lesquelles il lui en expliquait la raison : mon père prétendait subir de continuelles moqueries parce que son non, Leon Litzky, ressemblait à celui d’un infâme révolutionnaire russe (comme on qualifiait ces gens-là à l’époque) qui avait vécu dix semaines et deux jours en exil dans le Bronx avant la révolution de 1917, Léon Trotski. »

Littell affirme que c’est en cette occurrence, à savoir les moqueries, que son père, ses deux fils, ses quatre petits-fils et huit arrière-arrière-petits-enfants sont devenus des Littell. Le romancier, libre de sa création, s’est alors diverti à imaginer ce que furent les dix semaines et deux jours américaines de Trotski, qui avait été élu en 1905, à vingt-six ans, dirigeant du premier soviet (« conseil ») du monde, à Saint Pétersbourg.

Il arriva à New York à la veille de la révolution bolchevique d’Octobre 1917. C’est donc Lev Davidovitch Bronstein qui prétend raconter cet épisode, mais il n’a pas grand-chose à voir avec le ton rigide de Trotski, exilé au Mexique, dans ses Mémoires, avant le fatal coup de piolet de Ramón Mercader, en 1940.

 

Trotski par Littell

La fiction souvent proche des faits, commence par l’évocation de la prime jeunesse de Bronstein qui était de corvée dans la porcherie du domaine (khoutor) de son père, aux abords du village de Ianovka, dans le gouvernorat de Kherson «  dans la steppe fertile d’Ukraine où les trous du cul tsaristes autorisaient le rare juif du coin à exploiter la terre qu’il possédait.  » Catherine II avait permis aux Juifs de cultiver des terres et d’employer des chrétiens, qui
pouvaient s’occuper des porcs.

Tout au long du récit, Bronstein dialogue avec Litzky, son Jiminy Cricket, qui ne se prive pas de l’admonester chaque fois qu’il est sur le point de commettre une erreur – et cela est fréquent. Trotstki travaille pour une feuille de chou russophone, Novy Mir, dirigée par Boukharine pour payer les 18 dollars de son loyer et l’ordinaire. Il donne quelques conférences dont le contenu lui est souvent dicté par Litzky. On l’ovationne, bien que les révolutionnaires américains ne le soient que de nom, et n’envisagent nullement de renverser la démocratie américaine, encore moins de propager la dictature du prolétariat à travers le monde.

Mais voici que survient un moment de grande intensité érotique, inspiré par l’auteur par l’ardente et brève liaison qui eut lieu, dans leur maison, entre Trotski et Frida Khalo, épouse du peintre Diego Rivera. Dans le roman, Fred, jeune et sensuelle newyorkaise, est journaliste au Brooklyn Daily Eagle. C’est elle qui le drague pour lui enseigner dans une chambre délabrée, pendant quelques heures brûlantes, les prolégomènes de l’érotisme et du raffinement amoureux. C’est elle qui commande, c’est elle le maître de l’amour, c’est elle qui enseigne à cet amant mal dégrossi la joie de faire jouir d’abord, et de jouir ensuite. Une telle révélation n’advient pas à tout le monde, mais l’époux adultère entend faire partager ses découvertes à sa compagne, mère de leurs deux fils. Voilà cette dernière indignée : elle juge cela dégoûtant.

 

Un épilogue glaçant

 

La suite, comme Littell l’évoque dans sa postface ne doit rien à l’humour, mais à la tragédie. Au cours de la guerre civile, Trostki arrivé dans un train blindé, aligna les survivants d’une brigade rouge qui s’étaient débandés et avaient fui l’assaut des Blancs. Il ordonna à un soldat sur dix d’avancer d’un pas, et les fit fusiller. Il fut un partisan de la Terreur rouge. Staline, son rival inculte l’élimina. Il ne fut pas invité aux funérailles de Lénine, fut écarté du Politburo, exclu de l’Armée rouge, contraint à l’exil à Almaty, et finalement expulsé d’Union soviétique en 1929.

Trotski connut des années d’errance en Turquie, en France, en Norvège avec sa compagne Natalia Sedova, avant d’arriver dans la belle demeure de Khalo et Rivera à Mexico, où il était gardé vingt-quatre sur vingt-quatre par des gardes du corps armés. Ramón Mercader, un communiste espagnol, son assassin, était devenu l’amant de sa secrétaire. Vêtu d’un imperméable par une chaude journée d’été, il entra dans le bureau où Trotski se trouvait seul et lui planta son piolet dans le crâne. L’entendant crier, Natalia Sedova se précipita, et le trouva chancelant, le visage couvert de sang. Elle mourut en France en 1962, à l’âge de quatre-vingt ans.

Nina, la fille de Trotski, succomba à la tuberculose à vingt-six ans en 1928 à Moscou, sans avoir reçu de soins médicaux, Zina, sa sœur aînée se réfugia à Berlin. Elle s’y suicida en ouvrant le robinet du gaz en 1933. Les époux des deux filles de Trotski furent exécutés. Son frère et sa sœur furent également éliminés. Alexandra Sokolovskaïa, son épouse légitime abandonnée en Sibérie lors de son évasion de la prison où il purgeait une peine de prison à vie, disparut au cours des grandes purges orchestrées par Staline, semble-t-il en 1938. Sergueï, le fils cadet de Trotski, fut fusillé en 1937. Liova, son frère aîné, réfugié à Paris, opéré d’une appendicectomie, mourut, entre les mains de chirurgiens « soupçonnés d’entretenir des liens avec la police secrète de Staline ». Trotski ne doutait pas que son fils avait été assassiné.

Au-dessus de cette brève comédie plane l’horreur de la terreur révolutionnaire et du Stalinisme. Dire que presque rien n’a changé en Russie, est un doux euphémisme.