Un recueil aussi riche que passionnant qui nous invite, en une centaine de contributions, à nous demander comment les sciences humaines et sociales peuvent nous aider à « faire monde commun ».
« Philosophie, sociologie, anthropologie, études littéraires, linguistique, histoire, géographie, psychologie, musicologie, esthétique, histoire de l’art, économie, sciences politiques, droit, archéologie » et bien d’autres disciplines encore ont fait – selon l’énumération de la quatrième de couverture – cause commune pour « décrire le monde » dans ce volume.
En une centaine de contributions réunies par Alexandre Gefen, historien de la littérature et directeur de recherche au CNRS, l’ouvrage tente plus précisément d’apporter quelques éléments de réponse à cette question : comment (et pourquoi) « faire monde commun » ?
Un nouveau devisement du monde ?
La préface, signée de Marie Gaille, directrice de l’Institut CNRS Sciences humaines et sociales (INSHS), indique dès l’abord les raisons d’être de ce livre qui, au-delà de sa portée théorique, est profondément ancré dans l’actualité : « Un monde commun. Est-ce une réalité ? Est-ce un rêve… qui peut virer au cauchemar, une idée que l’on hésite par conséquent à inscrire au rang des utopies ou des dystopies ? » Face à un monde toujours plus mondialisé, et que la précarité (sociale, politique, environnementale, etc.) menace de toutes parts, il fallait tenter un bilan :
[C]et ouvrage est le fruit d’un désir : celui de mettre en évidence et de partager un état des connaissances et des questionnements élaborés en 2023 par les sciences humaines et sociales sur la manière dont les êtres humains ont fait, font et pourront faire monde commun, les écueils et les difficultés qu’ils rencontrent dans cette entreprise.
On songe, mutatis mutandis, à un Jules Romains, qui assignait au philosophe la tâche de déduire de toutes les manifestations – scientifiques comme artistiques – de la pensée humaine une « vue des choses » aussi universelle qu’il est possible. L’ambition de ce recueil, cependant, est doublement plus modeste : d’abord parce que le travail de description (de devisement ?) du monde se fait ici collectivement ; ensuite parce que le livre s’en tient aux sciences humaines et sociales.
La préface, très efficace, n’indique d’ailleurs pas seulement l’objectif du volume. Elle en formule aussi avec une grande clarté les deux hypothèses majeures, l’une définitoire, l’autre performative. D’une part, « faire monde commun » ne veut pas dire simplement « coexister dans un même espace, mais […] habiter le même lieu ». D’autre part, face à tout ce qui nous délie, « les sciences humaines et sociales » pourraient bien « constitu[er] elles-mêmes des ressources pour (re)créer des mondes communs ou comprendre la manière dont certains pourraient émerger ».
Monde commun = écosystème ?
L’ouvrage est divisé en dix parties qui, tout en créant une dynamique linéaire, laissent aussi ouverte la possibilité d’un parcours plus libre à travers la table des matières. La première et la troisième parties, ainsi, semblent se répondre : l’une est consacrée aux relations entre « humanité » et « animalité », l’autre traite de « l’environnement ».
Il ne faut pas oublier, rappelle l’ouvrage, que l’homme est un animal non comme les autres, mais « parmi d’autres » ; et que les animaux, eux aussi, font société. Qui dit sciences humaines et sociales, donc, ne dit pas sciences de l’homme seul. C’est l’une des grandes leçons de la zoopoétique, dont la cheffe de file, Anne Simon , signe le texte inaugural de la première partie.
Or l’une des grandes difficultés que rencontre l’homme pour « faire monde commun » – que ce soit avec ses semblables et ses frères humains, ou avec ses cousins animaux – est d’ordre épistémologique : comment penser ce qui n’est pas nous mais ne nous est pas absolument étranger pour autant ? Face à cet « Unheimlich » fondamental, la description négative a prévalu jusqu’à récemment – du moins pour ce qui concerne les animaux : « longtemps caractérisés par ce qu’ils n’ont, ou n’auraient pas – la raison, le langage, les émotions, etc. – [les animaux] mettent les chercheurs au défi de les appréhender d’une manière autre que privative », note Alexandre Gefen dans son introduction à la première partie.
Mais dans ce domaine des savoirs, observe l’anthropologue Joël Candau, , « le choix du meilleur ou du pire » est « largement entre [les] mains » de l’homme, qui doit être capable d’« orienter [son] intelligence sensible » pour construire des savoirs habitables par tous, qui n’excluent aucun objet d’étude ni aucun sujet animé. Et, pour mener à bien ce beau projet, l’« interdisciplinarité » semble une condition sine qua non. Non seulement elle est indispensable à qui veut rendre justice à la complexité du monde que nous peuplons ; mais surtout, dans une perspective éthique, elle doit (selon les mots de Jean-Luc Schwartz, spécialiste des sciences cognitives) nous permettre de « comprendre » plus finement « ce que nous connaissons pour mieux en anticiper les dérives potentielles ».
Il faudrait donc créer un écosystème régulé des sciences et des savoirs pour mieux rendre compte de l’environnement qui est le nôtre – pour mieux en rendre compte, et pour mieux le préserver. Et les sciences humaines ont leur rôle à jouer dans les sciences de l’environnement, même si elles sont, remarque Alexandre Gefen, « rarement mobilisé[es] de prime abord ». Elles permettent, par exemple, sinon de tirer les leçons du passé, du moins de tirer les leçons du présent à la lumière du passé : c’est le rôle que peut se donner une discipline comme l’archéologie de l’environnement (voir la contribution de Benoît Devillers). En outre, comme le note Sacha Bourgeois-Gironde, « la voie de l’imagination juridique, tout comme celles de la fiction, peut contribuer aux révisions conceptuelles appelées urgemment par la crise environnementale ». De l’« octroi de droits à la nature justiciables devant les tribunaux » à la « pénalisation des crimes commis envers les éléments naturels », les exemples ne sont pas rares qui montrent que « le droit de l’environnement porte une remise en cause du paradigme dominant selon lequel l’Homme exploite la nature pour ses propres intérêts » (Marion Lemoine-Schonne). De la sorte, il s’agit d’une certaine façon de repenser le grand choc darwinien théorisé par Freud : l’homme étant un animal (un être vivant, même) parmi tant d’autres, il a le devoir de (et tout intérêt à) prendre soin d’un écosystème qu’il domine peut-être provisoirement, mais dont, surtout, il dépend.
Dynamiques du monde
La deuxième et la huitième sections également se font écho : l’une est consacrée aux « migrations et territoires », l’autre au « commerce », aux « échanges » et aux « interactions ».
Car ce sont les circulations, les mobilités qui, avant toute chose, font un monde. « L’histoire humaine », écrit Alexandre Gefen, « est riche de ses interactions, échanges et formes de commerce, probablement sans équivalent parmi les très nombreuses espèces ». Et ce qui circule, ce sont, bien entendu, des hommes et des marchandises. Mais ce sont aussi, surtout peut-être, des valeurs et des idées, qui en outre se renouvellent à mesure qu’elles se déplacent et se rencontrent : « La circulation des idées n’est pas un facteur d’uniformisation, mais au contraire de foisonnement d’idées nouvelles construites dans le contexte même de leur circulation », souligne le sociologue et politiste Thierry Delpeuch.
Les mobilités, cependant, restent ambiguës : elles peuvent, remarque le géographe Christophe Imbert, « à la fois signaler un repli, quand elles favorisent le maintien d’un entre-soi, ou une ouverture qui crée du lien, que l’on peut retrouver dans certains espaces métropolitains et ruraux qui véhiculent des formes de solidarité cosmopolite ». De plus, s’il y a les mobilités choisies, au sein d’un monde inclusif où l’altérité est perçue comme une richesse et une chance, il y a aussi les mobilités subies. Nicolas Puig, ainsi, reprend la métaphore soljenitsynienne de l’archipel pour décrire le monde des « camps de réfugiés ». Le statut des camps est double. Pris par rapport à ce à quoi ils sont extérieurs, ils sont des lieux de mise à distance malheureuse : « L’encampement du monde questionne l’organisation des sociétés actuelles, les logiques généralisées de mise à l’écart ». Mais, saisis de l’intérieur, ils sont également, selon les « différentes ethnographies » qui les ont étudiés, « des lieux d’échanges, de rencontres, et pas uniquement de violences et de discriminations ». Car c’est cela aussi qui est au cœur de cet ouvrage : la capacité de l’homme à façonner des mondes nouveaux, alternatifs si l’on veut, promouvant leurs valeurs propres, comme un défi aux processus de marginalisation d’une mondialisation devenue dysphorique.
Monde et société
Qui dit déplacement dit aussi communication, traduction, translations en tous genres. La neuvième partie, ainsi, est consacrée à la « communication » et à la « transmission » – soit à deux processus dans le cadre desquels, comme le résume Alexandre Gefen, « le soi, estimé être cet espace qui nous distingue des autres, se transforme sous la simulation d’autrui ». La contribution de Noël Nguyen est particulièrement intéressante dans cette perspective. Elle présente en effet des approches nouvelles en psycholinguistique où les « représentations mises en jeu dans le traitement de la parole revêtent un caractère dynamique, et se transforment au fil de la vie de chacun sous l’influence de la parole produite par autrui ». Il semble donc indispensable de (re)placer le sujet – avec tout ce qu’il comprend d’instable, de perméable, d’insaisissable – au cœur de la recherche. Mais, dans le même temps, il faut dépasser l’approche « égologique » du sujet, pour en proposer une appréhension davantage écologique, où l’intersubjectivité précède la subjectivité, et qui rende compte des métamorphoses non seulement des sujets, mais de la notion même de sujet. C’est tout le propos du texte de l’anthropologue Christophe Pons :
[L]es sociétés contemporaines sont traversées d’importantes innovations subjectives qu’il importe de comprendre, car elles affectent pleinement des personnes. Les exemples des conversions religieuses, comme des transformations genrées, témoignent de contextes qui ne peuvent pas toujours être seulement saisis et compris avec des acceptions trop égologiques des notions de sujet, subjectivité, subjectivation.
« Les sociétés contemporaines » : la formule, pour anodine qu’elle puisse paraître, est importante. Car faire monde, c’est aussi (sinon d’abord) faire société. De là le titre, très simple, de la cinquième section : « En société ». Laquelle section fait écho à la première, le sociologue Bernard Lahire rappelant qu’« il existe des sociétés animales », et que « les mécanismes de structuration du social précèdent de loin de le social humain ». Mais l’homme, lui, établit des institutions et des administrations du social, où le droit, notamment, joue un rôle majeur dans la régulation des rapports interpersonnels voire intersubjectifs.
Vers un monde meilleur ?
Reste que l’ambition de « faire monde commun » n’est pas une évidence pour tous, et que, même quand elle est bien réelle, sa réalisation se voit contrariée par de nombreux facteurs. Or – on l’a dit déjà – ce volume ne décrit pas seulement certains de ces obstacles : il fait aussi le pari que les sciences humaines peuvent aider à les surmonter.
Ainsi, si certains espaces se construisent en fonction de « dynamiques partagées » qui leur confèrent le statut de « lieux communs », d’autres se structurent autour de « conflits ». C’est là tout l’idée de la sixième partie, où, par exemple, Perrine Poupin étudie d’un point de vue sociologique la notion de « zones de guerre ». Une grande attention est apportée au choix des labels verbaux, qui se veulent aussi largement inclusifs que possible, afin de ne laisser dans les limbes de l’impensé aucun des mécanismes qui viennent briser l’élan vers une communauté humaine toujours plus englobante et moins contraignante. L’usage du terme de « violence » (voir les textes d’Isabelle Sommier et de Vincent Duclert), notamment, « invite » (selon Alexandre Gefen)
à mettre l’accent sur la pluralité des expériences combattantes et le sort des populations civiles. Toutes sortes de conflits sont concernés : guerres de conquête, coloniales ou civiles, luttes armées, coups d’État, guerres asymétriques, terrorismes, cyber-guerres, conflits liés à l’énergie, écocides…
Autre notion essentielle : celle d’inégalité – ou plutôt d’« inégalités », qui donne son titre à la septième partie. Là encore, le livre propose à la fois d’établir un diagnostic et de trouver des pistes de guérison. « La question des inégalités », remarque Aurélie Quentin, « est au cœur des préoccupations des sciences sociales, c’est l’une des principales inquiétudes autour desquelles des disciplines comme l’économie politique et la sociologie se sont structurées au XIXe siècle ». Spécialiste des études urbaines, elle observe comment les « sciences sociales » se sont dotées de notions (comme celle de « justice spatiale ») qui mettent « l’espace au cœur de la réflexion sur les inégalités » et soulignent « l’importance de penser l’espace pour pouvoir penser un monde plus juste ». Il s’agit, en somme, à la fois d’analyser les failles et les faillites du monde présent, et d’inventer des mondes à venir qui soient aussi des mondes meilleurs.
Encore faut-il, pour ce faire, savoir sortir (comme le suggère la quatrième partie, intitulée « Identités et différences ») d’une vision identitaire de l’identité, pour en développer une notion différentielle. En d’autres termes, il faudrait développer (sans l’imposer) une conception de l’identité qui, sans forcer les sujets (individuels ou collectifs) à renoncer à se définir, fasse la part belle aux phénomènes de transfert et de transformation décrits dans la neuvième partie, consacrée à la communication. Ou, pour le dire avec les mots de l’anthropologue Nicolas Adell : il faut mettre à l’honneur, face aux « communautés d’appartenance », les communautés « d’expériences et d’horizons ».
On sait, à ce propos, combien l’appartenance linguistique a pu servir de trait définitoire des identités. Plusieurs contributeurs (Guillaume Jacques, Mélanie Jouitteau, Evangelia Adamou et Tatiana Nikitina, Carlo Cecchetto et Mirko Santoro) abordent cette question des langues, Alexandre Gefen tirant de leurs textes cette conclusion, que « le souci pour la diversité linguistique n’est pas uniquement gage d’équité ». « [I]l est aussi », précise-t-il, « la garantie que notre recherche sur la nature du langage ne nous retourne pas notre propre image dans le miroir, celle des langues qui, avant la découverte des affinités profondes entre le sanskrit et les langues européennes anciennes, constituaient l’horizon familial de notre identité ».
Faire monde sensible ?
Ce qui constitue le trait d’union entre tous ces chapitres, c’est sans doute l’idée qu’il faut partir du concret de l’expérience – heureuse ou malheureuse – de la communauté pour construire un monde chaque jour plus diversement habitable. « Parler de commun plutôt que d’universel », se réjouit Alexandre Gefen, « est déjà un geste de modestie, qui nous engage à saisir des valeurs et des sensibilités incarnées et non abstraites ».
Or penser « l’art et la culture » (qui sont à l’honneur dans la dixième et dernière section), c’est justement penser des productions sensibles capables à la fois d’exprimer le plus particulier (les expériences d’un sujet singulier) et le plus général (la permanence dans le temps et l’étendue dans l’espace de certains questionnements humains). C’est penser des créations à la fois spirituelles et concrètes qui témoignent que la notion même d’humanité à un sens, mais qui disent aussi à quel point l’humanité se réinvente dans chaque être en qui elle s’incarne. « [L]a culture », écrit toujours Alexandre Gefen,
est à la fois ce qui différencie et ce qui rassemble, ce qui révèle des histoires et des géographies particulières, ouvre à un travail de comparaison et de contextualisation, mais qui se connecte à l’universel [car malgré tout cette notion n’est pas invalidée] en rencontrant des questions générales partagées par (au moins) l’espèce humaine.
La confrontation de deux textes comme ceux de Julien Laroche et Asaf Bachrach d’une part, de Denis Laborde d’autre part, le montre d’ailleurs via l’exemple de la musique et de la danse. Si ces deux arts « sont peut-être communs à toute l’humanité », dans la mesure où ils se fondent sur « des procédés mentaux et intersubjectifs partagés », ils appellent aussi une « approche diversifiée » comme celle que propose l’ethnomusicologie.
Bref, ce volume nous invite à chérir les mille diaprures de l’humain et du vivant – sous peine de vivre des lendemains bien gris voire bien sombres, où notre lot commun sera moins un champ des possibles à cultiver qu’un monde à pleurer.