Ce recueil de quatorze textes, dirigé par Alexandre Gefen, spécialiste des humanités numériques, invite à s’interroger sur ce que l’IA fait à la littérature et à l’art.
On connaît Alexandre Gefen (directeur de recherche au CNRS) comme un pionnier des humanités numériques. Fondateur, en 1999, du site Fabula, il a également participé au développement du Labex OBVIL , devenu depuis ObTIC , dont le but était d’accroître « les ressources offertes par les applications informatiques pour examiner aussi bien la littérature française du passé que la plus contemporaine ». Représentant, en 2019, des sciences humaines et sociales au Global Forum on AI for Humanity de Paris, il s’interroge sur ce que les technologies numériques font à la littérature, mais aussi sur ce qu’elles apportent à la recherche. De là un ouvrage comme La Littérature. Une infographie (avec Guillemette Crozet, CNRS éditions, 2022) recourant au procédé de la « datavisualisation ». De là, aussi, un essai tel que Vivre avec ChatGPT (L'Observatoire, 2023), qui propose, « plutôt [que d’]idéaliser l’intelligence artificielle [ou de] s’en effrayer », de la « comprendre le mieux possible, et d’apprendre à vivre avec ». De là, enfin, ce volume collectif intitulé Créativités artificielles qu’il a dirigé en 2023 aux Presses du Réel.
L’idée de littérature à l’ère de l’IA
Ce dernier ouvrage s’inscrit dans le prolongement des recherches d’Alexandre Gefen, dont les résultats sont présentés dans L’Idée de littérature, de l’art pour l’art aux écritures d’intervention (Corti, 2021). Comme il le souligne dans son « Introduction », ce sont en effet les fondements mêmes de notre conception de la littérature et de l’art qui sont remis en question à l’heure de l’IA :
« S’il est aisé de relativiser immédiatement la non-humanité de telles créations (les IA sont créées par des humains, entraînées sur des créations humaines, entraînées à produire des créations ressemblant aux créations humaines et déclenchées par des humains), les défis ouverts aux catégories traditionnelles du jugement esthétique et aux modalités variées d’appréciation de l’art (sociales, économiques, juridiques, etc.) sont néanmoins considérables : peut-on parler d’une disparition de l’auteur ? Comment penser « l’auctoralité » de la machine dans ses dimensions variées (prestige, imputabilité…) ? Que faire d’une catégorie comme celle de l’originalité, pourtant fondatrice de l’art et de la littérature moderne depuis le XVIIIe siècle ? Comment analyser le style d’une œuvre artificielle, ses références, son intertexte ? Comment évaluer et juger une œuvre créée artificiellement ? Devenue concrète, la créativité artificielle est clairement un défi théorique et critique majeur autant qu’une énigme renouvelée. »
Bref, qu’est-ce que la littérature à l’ère de l’IA ? Les textes recueillis dans ce volume n’ont pas la folle ambition d’aborder frontalement cette question (même si Pascal Mougin, dès le titre de sa contribution sur « La doxa littéraire face à l’IA », pose cette question : « Comment lire un roman écrit par une voiture ? »). Alexandre Gefen, en revanche, a l’audace de la poser à GPT-3 : « Bonjour GPT-3, je voudrais te demander ce matin, qu’est-ce que la littérature ? » Et il reproduit, sans autre intervention que quelques coupures, les réponses de l’IA. Il y en a deux, différenciées par le « degré d’entropie ou de fantaisie » fixé a priori par l’homme-intervieweur à l’IA-interviewée. Les deux réponses prennent la forme de dialogues/narrations entièrement produits par GPT-3. Dans la première, l’IA répond explicitement (sinon pertinemment) à la question : « C’est un langage qui n’est pas un moyen d’expression, mais un moyen d’échange […], un art qu’on partage […], qui n’a pas de métier, de profession, de compte en banque et de clients ». La deuxième réponse est beaucoup plus « littéraire ». Elle commence par une description de la perplexité de l’interviewé (de l’IA, donc ?) :
« Les mains levées, il prenait toujours un air détaché, il se grattait machinalement le crâne tout en réfléchissant à ce qu’il pouvait répondre, il semblait être très ému, comme si cette question l’obligeait à dévoiler un secret le concernant. Il décrivit un cercle avec sa chaise et reposa les coudes sur le dossier. Il s’était légèrement incliné vers moi, l’air grave et concentré. Deuxième tour de piste : il se mit à chercher dans sa mémoire, les yeux mi-clos. C’était à moi qu’il s’adressait, et non à l’assistance : nous n’étions pas de la même planète. Son regard et la flamme qui courait à l’horizon, les boîtes des holophotographies fermées, les lève-planètes intactes, tout dans le bureau me faisait sentir sa présence. »
Puis l’interviewé répond par une série de questions rhétoriques et d’affirmations péremptoires au détour desquelles il se présente comme… un être humain : « — S’il n’y a rien, comment écrire ? s’interrogeait-il à voix haute, à la surprise de l’assemblée. […] — C’est une question de survie, il déclara. […] — Je reste un être humain, n’est-ce pas ? Je suis encore un homme, n’est-ce pas ? […] Ce qui me pousse à écrire, c’est fièvre [sic] de la sur-vie [sic]. Des gens qui se succèdent, qui disparaissent, qui meurent. L’auteur des romans n’est-il pas la somme de tous ces connards ? Je ne veux pas qu’on me confonde avec les gens qui meurent ».
Est-ce l’hybris de l’écrivain rêvant d’une postérité éternelle ou celle d’une l’IA anthropomorphisée qui s’exprime dans ces paroles où il y a à la fois du Beckett et du Bukowski ? Si le but de ce livre est d’éviter une approche trop émotionnelle de l’IA, il n’en demeure pas moins qu’on en ressort troublé.
Les machines littéraires avant les IA
Si l’IA bouleverse la littérature, elle n’y surgit pas ex nihilo. Comme on peut s’en douter, certains écrivains ont usé de procédés (ou mis en scène des procédés) préfigurant la créativité propre aux IA. Philippe Bootz et Hermes Salceda notent qu’il n’est « pas rare de rapprocher des textes imprimés de ce qui a vu le jour plus tard en littérature numérique ». Eux, cependant, ne s’intéressent pas aux cas les plus classiques (« les textes permutationnels de Jean Meschinot et Quirinus Kuhlmann ou les travaux de Borges, Cortázar, Queneau »). Ils se penchent sur un cas plus singulier : celui de Raymond Roussel, dont les « dispositifs » préfigureraient le 1 the Road de Ross Goodwin – un livre qui est lui-même le « pendant artificiel du roman On the Road de Jack Kerouack ». Raymond Roussel, observent les deux chercheurs, « a anticipé divers courants artistiques qui se sont produits plusieurs décennies après sa mort : l’art conceptuel, les écritures numériques par ses méthodes de composition, et bon nombre d’idées associées aux courants de pensée transhumanistes ». Mais surtout, il a su proposer une « anticipation de la relation que les humains (créateur ou utilisateur) […] ont avec une machine intelligente », et notamment la « coopération entre la machine et l’humain en vue d’une production que ni l’un ni l’autre n’est, seul, capable d’obtenir ».
D’autres contributions s’inscrivent dans une perspective similaire : celle de Valérie Beaudoin, par exemple, joliment intitulée « Liber ex machina. Vers une analyse des machines autrices en littérature ». Le but de cette chercheuse en sciences du langage est de constituer une « machinothèque impossible », ou si l’on préfère, une « bibliothèque impossible » qui recensera « les machines qui, capables d’écrire ou de lire des textes, apparaissent dans des fictions ». Sa contribution se clôt sur une courte bibliographie où l’on rencontre notamment les noms de Swift, de Primo Levi et d’Italo Calvino.
Dans une optique parente, on pourra signaler la contribution de Barnabé Sauvage sur les « Fictions de l’apprentissage machine à partir de Djinn (1981) d’Alain Robbe-Grillet ». Dans Djinn, cependant, « la générativité textuelle […] procède d’une collaboration auteur-machine […] dans laquelle l’auteur serait encore l’animateur du texte littéraire ». En effet, « fiction de l’intelligence artificielle comparable à L’Invention de Morel, Djinn l’est aussi jusque dans sa préconception même de ce qu’est une “intelligence machinique”, tributaire d’une conception du “posthumanisme” encore marquée par la domination de l’auteur (masculin) sur le texte et ses possibilités d’émancipation ».
Vers une poétique de l’IA ?
On ne pourra rendre pleinement justice, ici, à la richesse des quatorze textes (introduction comprise) qui composent ce volume. On signalera cependant encore à quel point est intéressante la confrontation de contributions qui se penchent (selon les mots de Claire Chatelet) sur « ce qui se joue […] dans les [œuvres] représentant ou simulant des IA » et d’articles qui mettent à l’honneur « des images directement générées par ces systèmes ».
En effet, au-delà des textes qui mettent en scène des machines créatrices, que ce soit avant ou après l’avènement des IA, ce volume invite à s’interroger sur la possibilité d’une poétique propre à l’IA. Dans cette perspective, le tout dernier article du recueil retient particulièrement l’attention. Il est signé d’Ilan Manouach, chercheur et artiste multidisciplinaire, qui présente son œuvre Fastwalkers : « Issu [d’une] expérimentation avec l’abondance informationnelle et les économies affectives de l’industrie de la bande dessinée, le livre a été co-créé avec l’IA la plus récente (GAN, GPT-3), et développé par Applied Memetic/Echo Chamber, une équipe transdisciplinaire de programmeurs et de concepteurs dans le cadre du Accelerator Program de l’entreprise technologique Nvidia ». Or cette bande dessinée « de synthèse » suscite à la fois une poétique de la production et une poétique de la lecture qui lui sont propres : « Fastwalkers est une méditation non linéaire sur l’apprentissage machine qui célèbre la poétique inattendue de la computation générative et explore son potentiel pour constituer de nouvelles sensibilités de lecture ». Pour son auteur, « ce livre est une exploration de la bande dessinée qui renégocie le concept même de création, mais qui étudie également les perspectives de ce qui peut être fait avec un concept de bande dessinée non pas comme une « chose » aux structures, histoires et affects immuables, mais comme un projet en construction permanente, au sein duquel de nouvelles formes d’intuition peuvent être mises en avant et où de nouvelles méthodes et procédés techniques peuvent être conçus en fonction de leurs besoins spécifiques.
Et l’on repense, en lisant ces mots qui ferment le volume, à ce qu’écrivait Alexandre Gefen dans son introduction : « L’IA nous renvoie ultimement à des questions sur la nature de l’Homme. Elle est donc aussi un formidable outil d’interrogation de la notion de littérature, de sa nature et de son universalité ».