Quel est le sens de la figuration négative dont le philosophe arabe, Averroès, fait l’objet dans la peinture du Moyen-Âge et de la Renaissance en Europe ?
Pourquoi Averroès en peinture ? La peinture n’est pas du concept en couleurs, n’est pas la philosophie par d’autres moyens. Pour autant, l’espace pictural ne reconduit-il pas les débats philosophiques qui ont agité le siècle d’Averroès (Ibn Rushd, né en 1126 à Cordoue et mort en 1198 à Marrakech) ? Ne masque-t-il pas tout en les dévoilant les querelles théoriques qui ont opposé un siècle plus tard Thomas d’Aquin (1225-1274) à son grand adversaire, Averroès ? Jean-Baptiste Brenet, philosophe spécialiste du Moyen-Âge et de la philosophie arabe nous en fait part : il ne s’agit pas ici d’histoire de l’art, mais d’une certaine façon de « lire » les tableaux ayant représenté Averroès comme Thomas d’Aquin.
Que nous disent donc ces tableaux, qui font figurer les deux philosophes dans des « postures » pour le moins étonnantes ? Le tableau de Lippo Memmi (dans l’église Santa Catarina à Pise) est ici paradigmatique. Contemporain de la canonisation de Thomas d’Aquin en 1323, il représente le philosophe et théologien chrétien triomphant, tout en majesté, au centre du tableau : à ses pieds, Averroès l’impie. Dans la peinture italienne du XIVe siècle, l’Aquinate illustre la conjonction des lumières humaines et divines, lui qui dicte à ses assistants la quintessence de sa pensée et exalte le pouvoir des mots. La peinture italienne (Simone Martini, Jacopo del Casentino, Taddeo di Bartolo, Benozzo Gozzoli …) incarne le rayonnement du personnage, de son écriture, rayonnement qui écrase de sa puissance une doctrine jugée scandaleuse, celle d’Averroès, figure du musulman représentant d’un faux prophète et d’un faux livre.
Averroès, un penseur « refoulé » par la culture chrétienne ?
Là où le Coran se fait Livre, nous déclare l’auteur, la Bible – « Page sacrée » – se combine au savoir issu des Grecs. Est-ce Thomas d’Aquin et/ou les commentateurs d’Aristote en général qui refusent l’interprétation d’Aristote par Averroès ? Le rejet du philosophe arabe est visible dans la peinture, mais l’Aristote commenté par le philosophe et théologien chrétien (Thomas d’Aquin) n’est-il pas en définitive un Aristote d’abord arabisé, traduit et déplacé en contexte islamique (d’Athènes à Cordoue, là où règne Al-Andalus) ? Thomas d’Aquin, dans De l’unité de l’intellect, a tenté d’isoler Averroès, de le couper de toute racine grecque : l’Occident s’empare de la science grecque par récusation de la pensée des Maures. Mais parce qu’il n’existe pas de transmission « pure », sans brisure et sans accident, il n’est pas exclu que Thomas d’Aquin ait reçu l’influence du penseur arabe, auquel il doit l’idée que le bonheur est la vision de Dieu « face-à-face ». De façon totalement inattendue, par conséquent, c’est Averroès que l’on découvre dans la peinture italienne. Tout se joue en fait autour de la conception de l’intellect, et l’on constate avec stupeur, nous dit l’auteur, que l’Aquinate a biffé dans l’un de ses textes, la Somme contre les Gentils, ce qui faisait d’Averroès son modèle, et a succombé ainsi à un véritable refoulement. Dans cette négation apparaît la « figuration de sa vérité même ». Or ce refoulement, le tableau évoqué (de Memmi) en est l’illustration. La vérité en peinture est dans ce personnage décentré (Averroès) tout autant que dans le « retournement » du livre que tient Thomas d’Aquin (tourné vers l’extérieur dans le tableau) : « Avec le triomphe du saint, le tableau ne peint pas seulement, en surface, la mise au ban contrôlée de la pensée arabe (…), elle figure son refoulement injuste … ».
Averroès, philosophe du corps et/ou de l’intellect ?
Dans le tableau de Giovanni di Paolo (1445), Saint-Thomas confondant Averroès, la transmission des idées de Thomas est mise en valeur, à l’image de la place qu’occupe le « docere » (enseignement) dans l’ordre dominicain, la preuve de la science dépendant de la possibilité de la transmettre. Averroès, à rebours, est représenté allongé devant le philosophe médiéval, signe qu’il est un pseudo-savant, un anti-maître sans élève. Cette mise en scène tente de conjurer le « danger » d’une philosophie (l’averroïsme) qui sépare l’intellect de l’homme individuel, mais attribue cet intellect séparé à l’espèce entière.
Précisons que la peinture italienne n’est pas compréhensible sans l’analyse des arguments développés par les deux philosophes, ce qui explique, au passage, que l’Aquinate ait été également critiqué par ses sectateurs : en « refoulant » l’averroïsme, il lui reconnaît de fait une forme de validité. Thomas d’Aquin et Averroès ne sont-ils pas, d’ailleurs, des commentateurs privilégiés d’Aristote ? Et n’est-ce pas de l’intérieur, en philosophe, que Thomas d’Aquin veut contester Averroès ? Juger le commentaire d’Aristote par Averroès « déviant » ne prive pas le penseur arabe, au demeurant, de sa qualité de philosophe, bien au contraire, lorsque l’on connaît l’intérêt d’Averroès pour le savoir rationnel.
En bref, peindre Averroès dans une fresque ou dans un tableau, c’est lui « retourner son mépris de l’homme commun » (celui qui n’accède pas à la raison), c’est le pétrifier dans une attitude de philosophe sans croyance, sans subordination à la foi. C’est dénoncer sa dépréciation de la religion. L’image d’Averroès que renvoie la peinture italienne tend ainsi à gommer la charge explosive des textes d’Averroès, y compris en « inversant » la figure du philosophe : le triomphe de Thomas d’Aquin est d’autant plus affirmé que la figure d’Averroès se voit « marginalisée ». Le Pseudo-Gilles de Rome (1276-1316), philosophe et théologien italien, affirme par ailleurs qu’Averroès dénigre le langage des théologiens, et qu’il lui substitue le kalâm - la parole -, affirmation fausse mais qui poursuivra le philosophe cordouan durant toute sa vie et après. Ce que Thomas d’Aquin et les penseurs latins refusent, sur le fond, c’est l’idée qu’Averroès est un philosophe qui prône la perfection du savoir, savoir élaboré à partir de l’intellect « imageant », mais producteur, en définitive, de concepts. Un tableau anonyme du XIVe siècle accentue même l’effacement du corps du personnage au profit du nom d’Averroès, mentionné seul sur la toile. Telle est du moins la représentation que se font d’Averroès ces chrétiens inquiets de voir un arabe musulman « intellectualiser » la pensée au point de la séparer du corps, ouvrant la voie à l’immortalité de l’intellect plus que des corps (la résurrection) ou de la psyché personnelle. C’est d’ailleurs en contre-point des tableaux jusqu’ici décryptés que l’on peut discerner un Averroès « pensant » dans un retable florentin intitulé La Glorification de saint-Thomas d’Aquin (1325).
D’autres peintres (Zanobi Strozzi, XVe siècle, Giovanni di Paolo, même époque, Filippino Lippi, mort en 1504 …) se préoccupent d’Averroès, le représentant tantôt en homme coléreux, en vieillard malicieux, en homme mélancolique, tenant fermé le livre où apparaît la vérité, ou bien vaincu par un Thomas d’Aquin ayant terrassé les hérétiques. Ces peintres ne rapportent l’air pensif d’Averroès qu’à son dépit d’être éloigné de Dieu, lui qui défend pourtant la nécessité d’achever le savoir humain dans le « face-à-face » avec Dieu. La philosophie, à ses yeux, ne manquera jamais d’hommes pour l’incarner, ni l’espèce d’intellect. Mais si le désir d’atteindre Dieu est partagé par Averroès comme par Thomas d’Aquin, le philosophe chrétien est seul à revendiquer les vertus théologales, ce qu’illustre par exemple le tableau d’Andrea di Bonaiuto, Triomphe de saint Thomas d’Aquin, au XIVe siècle. Averroès, par contraste, est sans appui, prisonnier, selon ses détracteurs, d’une démarche « naturelle », opposée à la « Révélation ». En bref, Averroès en peinture est « confondu », mais surtout, « incompris ». Il aggrave son cas en prétendant que l’homme est d’abord imageant et imaginant, et, d’après ses adversaires, condamné à « fantasmer ». Dans certains tableaux, il peut apparaître comme méditatif, songeur, la tête penchée, en train de cogiter (attitude en lien ici avec l’imagination). Voici donc une autre figuration du philosophe andalou, qui revendique le vrai sous l’habit du fantasme, avant de le loger dans la pensée. Au demeurant, qui sont-ils donc, ces musulmans, des adorateurs d’idoles ou des adeptes de la pure raison ?
Averroès philosophe et/ou musulman ?
Quel est le rapport d’Averroès à sa propre religion ? Averroès réagit en musulman mais aussi en théoricien. Certains tableaux mettent en scène ce type de problématique en représentant l’inverse, à savoir la gloire de la chrétienté et de l’Église (cf. le tableau Via veritatis. L’Église militante et triomphante, d’Andrea di Bonauito, XIVe siècle). Rappelons que Bayle (1646-1706), dans son Dictionnaire historique et critique, fait grief à Averroès (comme à Spinoza) d’avoir rejeté le mystère de la Trinité. Selon Guillaume d’Ockham (1285-1347) néanmoins, le dogme chrétien n’est pas forcément incompatible avec la conception de l’intellect unique déployée par Averroès. Quoi qu’il en soit, Averroès brouille les lignes, et loin d’être un ennemi du dehors, s’introduit du dedans dans la religion de Thomas. Ainsi que l’indique le titre d’un autre ouvrage de Jean-Baptiste Brenet , le philosophe d’Al-Andalus dérange la philosophie médiévale chrétienne, ce qu’exprime une peinture qui voudrait pourtant faire un sort définitif à Averroès. À preuve (parmi d’autres), un tableau anonyme, Dispute de saint Thomas d’Aquin (XVIe siècle) dans lequel figure un Averroès dont les yeux sont arrachés. Altération du tableau ? Non, nécessité de restituer la lumière divine (soi-disant) scotomisée par Averroès, de restaurer le regard, la vision constituant toujours la métaphore de la connaissance et de la contemplation de Dieu. On pourrait ajouter, sans céder à des interprétations psychanalytiques hâtives, qu’Averroès est littéralement « castré » par le peintre anonyme qui a réalisé le tableau. Il faut attendre le dernier tableau - semble-t-il - relatif au triomphe de Thomas d’Aquin (Vasari, 1511-1574, « Averroès », provenant d’un panneau plus large) pour saisir que d’autres « hérétiques » sont inclus dans l’espace pictural (par exemple Arius et Sabellius). Dans tous les cas, le corps étranger, l’altérité barbare auxquels se voit réduit le philosophe andalou, ne peuvent que manifester, si l’on peut dire, l’occultation qu’il subissent. Penseurs et théologiens du Moyen-Âge (et même leurs successeurs) repoussent l’idée de devoir intégrer la philosophie arabe au processus d’acculturation qui a conduit à la constitution de « l’Europe ». L’on ne représente cependant pas sans risque celui qu’on défigure, puisqu’il peut revenir à la marge.
L’interprétation à l’œuvre
L’interprétation des tableaux mettant en scène le combat intellectuel entre Averroès et Thomas d’Aquin ne prend sens, bien entendu, que de la référence aux textes attestant de la disparité (parfois discutable) des deux philosophies. À travers son Unité de l’intellect. Contre les averroïstes (1270), Thomas d’Aquin veut récuser le Grand commentaire du traité de l’âme d’Aristote par Averroès. Une interrogation leur est commune : comment rendre raison de la pensée humaine ? Un penseur franciscain, Bonaventure, combat lui aussi l’idée averroïste selon laquelle l’intellect est universel, séparé de l’individu. L’investigation philosophique, d’ailleurs, fait peu de cas, d’après lui, du devenir de l’âme, de sa destinée eschatologique. La « psyché » est individuelle car comment, autrement, distinguer entre les âmes pures et les âmes viles ? L’Écriture confirme que chaque individu possède en lui son propre principe intellectuel. Ce qui est certain, c’est que le débat s’inscrit dans l’interprétation de l’œuvre d’Aristote, sans laquelle les positions respectives des uns et des autres seraient incompréhensibles. Plus généralement, Le Dehors dedans Averroès en peinture recense un nombre impressionnant de penseurs médiévaux qui statuent sur la nature de l’âme, sur son immortalité, sur l’éternité du monde, sur l’intellect … autant de problématiques partagées par le penseur andalou mais traitées selon d’autres modalités. Le texte d’Averroès est complexe, subtil, soucieux de distinguer plusieurs parties dans l’âme humaine, intégrant l’image et l’imagination afin d’expliciter l’avènement du concept, au prix d’une « épuration » de l’intellect imageant. C’est même la substitution du terme d’intellect à la notion d’âme (qui est malgré tout conservée dans nombre de passages) qui signe l’originalité d’Averroès, sachant qu’il prend en compte, paradoxalement, la valeur de l’image et du fantasme.
Il est impossible de répertorier en totalité les arguments serrés de Jean-Baptiste Brenet dans sa présentation de l’œuvre d’Aristote et des philosophes l’ayant commenté durant le Moyen-Âge et à la Renaissance, de restituer l’ampleur de leurs objections à l’endroit d’Averroès. Il n’est jusqu’à Renan qui, au XIXe siècle, a voulu décrire et élucider les « légendes » qui ont entouré le philosophe arabe andalou. En revanche, il est possible d’indiquer combien les penseurs chrétiens, dans leur diversité, ont voulu contrer un philosophe qui proposait somme toute une « version » inédite des textes aristotéliciens, version mettant en cause la religion catholique. L’on retient de la lecture du Dehors dedans, Averroès en peinture, la nécessité de relier les considérations théoriques au « refoulé » pictural, Averroès perturbant l’ordre chrétien de l’intérieur, comme le signifient éloquemment les tableaux ici analysés, et qui provoquent, chez le lecteur, un légitime étonnement, point de départ pour la réflexion.