Si les œuvres et idées occidentales répandues dans le monde sont des éléments essentiels de l’affirmation de la supériorité de l’Occident, quel sens donner à leur partage ?

Les anthropologues Michel Agier et Jean-Loup Amselle participent largement à l’exploration des fonds des discours méprisants, condescendants ou haineux sur « les autres », tenus tant dans des partis que dans les milieux ordinaires. À partir de questions très différentes, mais face à un même air du temps, l'un et l'autre proposent ces jours-ci deux ouvrages qui prennent à nouveau à bras le corps cette question. Ils gagnent ainsi à être mis en parallèle, malgré l'écart qui sépare leurs objets.

Racisme et culture de Michel Agier

Michel Agier ouvre son ouvrage, Racisme et culture, par un constat très éclairant. Avant d’accéder au David de Michel Ange dans la galerie de l’Académie de Florence où il est placé, il faut passer devant une série de Captifs ou d’Esclaves, dont les statues remplissent les lieux. Les figures de ces sculptures semblent s’extraire avec peine de la matière, de sorte qu'on les regardes ordinairement comme des oeuvres inachevées. Et si cet inachèvement était ce que le sculpteur voulait montrer, en manifestant ainsi une extrême différence entre le David, dont la blancheur marmoréenne éclatante accentue la majesté, et ces esclaves façonnés dans une pierre noire et repliés sur eux-mêmes ? Et si faire ressentir l’effort des seconds était une manière de libérer le premier de la matière ? Interprétées par Michel Agier, l'oeuvre de Michel Ange ou sa muséographie pose la question de savoir si on peut voir dans ces salles une exposition du racisme imposé en et par l’Occident, opposant des individus purs à l’identité assurée, à des individus à peine identifiés. C'est alors tout l'objet du livre que d'explorer cette hypothèse.

Agier interroge ainsi le carcan raciste dans lequel naissent les « sujets de race », ceux que l’on appelle par ailleurs des « racisés », afin de mieux cibler les rapports sociaux, culturels et politiques dans lesquels ces personnes sont prises, y compris dans les sociétés se revendiquant « sans couleur ». Dans cette perspective, il commence par questionner sa propre discipline, regard sur l'autre spécialisé, et analyse à cette fin les œuvres de ses prédécesseurs, à commencer par celles de Claude Lévi-Strauss : Race et histoire et Race et culture (2001). Dans ces livres, Lévi-Strauss, évoquant les fléaux majeurs que sont la croyance en une supériorité d’une culture sur les autres et les pratiques de rejet des autres cultures, ne cesse de vouloir vider l’usage de la notion de « race » de tout sens en théorie. Il leur oppose le « relativisme culturel », au sens d’une reconnaissance de la diversité et de l’égalité de valeur de chaque culture, dès lors ouverte sur une collaboration. Ainsi pourrait se déployer un progrès de l’humanité en lieu et place de l’ethnocentrisme.

Agier précise que ces propos ont eu une incidence sur la notion de « race », ou plutôt sur son usage : si elle peut avoir un sens, il ne peut être celui d'un quelconque biologisme qui déterminerait ensuite les cultures, mais d'un effet des cultures qui entraînent des caractères divers marquant les humains, au fil d’une histoire. Dans ce sens, on peut trouver chez Lévi-Strauss des ressources pour réintroduire dans les rapports interhumains une question des « races » résolument affranchie de toute dimension biologique. Le développement des savoirs montre en effet que l’histoire de l’humanité passe par un incessant travail de croisements, mélanges, hybridations des vies sociales et biologiques. Les combinaisons génétiques sont multiples et filtrées par les cultures, de sorte que les « races » ne sont que le produit de la magie de classifications culturelles. Or, les rapports mondiaux ne font qu'accélérer les métissages et hybridations culturelles, à propos desquels Jean-Loup Amselle (cité par Agier) parle de « logiques métisses ». Pourtant - et c'est là tout l'enjeu - la suppression de l'idée traditionnelle de « race » par les anthropologues comme par les biologistes n'a pas supprimé le racisme, la « volonté d’asservissement ».

Ce racisme ne cesse de reproduire la « race » du raciste : une perception de son identité sociale, effective et efficace. C’est donc à la fabrication sociale du racisme qu’il convient désormais de s’intéresser. Agier retrace la constitution de cet objet de recherche, qui prend la forme d’un concept décisif, celui d’individu « racisé ». Afin de lui donner corps, les chercheurs et les chercheuses conçoivent diverses méthodes, quantitatives et qualitatives. Mais leur travail doit aussi se comprendre dans un contexte marqué par des politiques publiques officiellement centrées sur la lutte contre les discriminations et la possibilité de droits inclusifs. Pour élargir le débat, Agier développe l’idée selon laquelle les méthodes élaborées méritent de passer sous les fourches de la critique. Prendre la « race » pour facteur mesurable parmi d’autres (âge, emploi, résidence) est en-deçà de la réalité. L’appréhension qualitative est seule à pouvoir faire avancer sur la piste d’une connaissance scientifique - en précisant qu’il faut y adjoindre des enquêtes ethnographiques et juridiques.

Finalement, s'il s'agit de mettre en face le problème du racisme et celui de la culture, comme y invite le titre de l'ouvrage, c'est pour prendre aussi en main le cas de ceux qui « racisent ». L’ethnographie des relations raciales prend ainsi une nouvelle teneur, soulignant que le discours politique ne peut prendre l'initiative de rejeter l’usage du terme « race » s’il est inclut dans les travaux de la science qui cherche à en comprendre les usages, les contextes et les effets.

À partir de cet état des lieux, Agier amplifie largement l’analyse. Il examine notamment l’invention de notions à partir desquelles le racisme s’est élaboré puis étendu : par exemple, comment la notion d’« Afrique » est advenue à tout un continent, comment le terme « Noir » a été appliqué à des personnes, mais aussi comment le rêve « Blanc » s'est étendu à des terres inconnues et sur les âmes qui les habitent. Il explique ainsi comment ce continent africain est passé d’un espace rêvé à un espace fondateur d’un racisme qui a fait de l’Afrique le lieu d’un certain malheur. Il reconstitue le terreau de ces considérations à partir du célèbre roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (1902), et il en montre les délimitations matérielles avec le relevé des traces d’un urbanisme colonial raciste, dont il fait une partie de l’ouvrage.

L'Occident connaît la musique. Musiques du monde et ethnomusicologie, de Jean-Loup Amselle

Jean-Loup Amselle, de son côté, a inventé une veine de l’anthropologie qu’il appelle « l’anthropologie des branchements ». Elle porte l’attention sur la manière dont les cultures se nourrissent d’influences différentes, aucune ne pouvant prétendre être « pure » de tout élément reçu de l'extérieur. Plus spécifiquement, il s’attache à l’art africain contemporain, et dans cet ouvrage, à la musique. Autour de cet art, il construit un raisonnement qui le déborde pour faire valoir tout un travail sur les catégories de « métissage » et de « pureté ». Son propos recoupe celui d'Agier dans la mesure où il s’attaque aussi aux classifications et autres représentations de type racistes, à partir d'un objet précis, et tente de mettre à bas la séparation érigée par la culture occidentale entre la musique fixée par écrit et les musiques dites orales et improvisées. Car si cette opposition recoupe la séparation entre sociétés « avec » et « sans » écriture, elle recouvre aussi l'opposition entre cultures « pures » et cultures « mêlées », et l’affirmation d’un primat de la musique finalement « occidentale ».

L’ouvrage s’ouvre sur la répétition du principe selon lequel il n’existe pas de culture pure, toute culture étant originellement mélangée. Ici, il est réutilisé pour expliciter le contenu de la « philosophie occidentale », mais aussi la tendance des « Histoires de la musique » à n'envisager qu’un seul type de musique. Serait-il plus pertinent de prétendre qu’existent deux types de musique : celle qui est occidentale et celle qui est exotique ? Certainement pas. Mais la césure est telle que les musiques dites exotiques sont abordées d'une manière qui s'intéresse rarement au nom des compositeurs, alors que l'histoire de la musique occidentale (depuis la Renaissance au moins) est centrée sur la figure de l'Auteur. C’est ainsi que l’on aurait construit un primitivisme musical, rejoignant le primitivisme constitué jadis par les ethnomusicologues. En retour, et paradoxalement, ce sont ces oeuvres « primitives » que des compositeurs centraux de la musique occidentale du XXe siècle ont pris pour base de leurs travaux, afin de justifier leur rupture avec les classiques. De même que Picasso a eu besoin des « fétiches » pour conduire son travail, sans se demander qui a appliqué cette notion de « fétiche », à quoi et pourquoi.  

En matière de rencontres musicales entre l'Occident et l'ailleurs, la question du Jazz a longtemps fait l’objet de trop peu de délicatesse. Amselle remarque d’ailleurs que cette catégorie musicale hybride, et parfois à usage raciste, a été rejetée par certains musiciens contemporains (Pierre Boulez, par exemple). Le Jazz appartient-il à la musique occidentale ? Est-ce une musique non-écrite ? Se distingue-t-elle d’autres types de musique ? Certains musicologues soulignent même que la « blue note  », loin d’être une marque du seul Jazz, se retrouve dans des ballades irlandaises. Va-t-on donc noircir le Jazz ou le blanchir ?

Au sujet des musiques africaines à proprement parler, Amselle raconte une partie de ses observations des nombreux changements « d’identité » des cultures dont il a eu à connaitre (les Peuls, les Bambara, les Malinké). Dans leur ensemble, ces récits contredisent l’image d’une Afrique figée dans sa tradition et ne s’ouvrant que difficilement à la modernité, fût-elle coloniale puis postcoloniale. De ces travaux résulte le concept de « logiques métisses », cité plus haut, qui attire l’attention sur le caractère composite de chaque ethnie, de chaque culture, et donc aussi de chaque musique. L’usage de ce concept est corrélé à l’idée selon laquelle la fixation et la purification des identités ethniques ou culturelles résulte de l’imposition d’un savoir colonial parfois renforcé par le pouvoir étatique.

À partir de ce point, Amselle peut retraverser toute la question des catégories musicales. Il le fait en s’arrêtant aussi sur les inventions d’une Afrique africaine dans les œuvres d’art occidentales : celles de Pasolini, Béjart, Monnier, Brook et tant d’autres. Tous défendent l’idée de métissage. Mais, après avoir été prise en charge par les avant-gardes, elle est rapidement devenue une image destinée à la consommation d’objets « ethniques ». Et si le métissage, montre Amselle, est à la mode, on est en droit de se demander s’il est fondé.

Selon des perspectives très différentes, Agier et Amselle placent ainsi au centre de leurs réflexions le problème du retournement des classifications. Si le racisme sous toutes ses formes est toujours l'expression d'une classification mal conçue et improprement hiérarchisée, leur inversion n'est pas toujours la meilleure façon de les combattre. En conséquence de quoi, l'un comme l'autre s'attachent à déplacer les modalités de raisonnement.