Dans son nouvel ouvrage, Alain Ruscio revient sur les origines lointaines du déclenchement de la Révolution algérienne, bien avant la fameuse date du 1er novembre 1954.
Le moment colonial français en Algérie est régulièrement évoqué dans la presse et les médias mainstream, dans les sphères politiques également, mais souvent de façon biaisée, déformée, essentialisée. Plutôt que les faits et la caractérisation juste de ce moment historique, en fidélité à ce que la recherche scientifique sur ce sujet nous enseigne, les sentiments, voire le sensationnalisme, sont privilégiés.
A rebours de certains livres et romans (médiatisés à outrance) qui prétendent expliquer les origines du 1er novembre 1954 par une « violence » et une « haine de l’Occident » et de sa « civilisation » qui serait inhérente à « l’essence arabo-musulmane », l’historien et chercheur indépendant Alain Ruscio revient, après Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS (2015) et Les communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 (2019), dans son nouveau livre, La première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, sur les origines lointaines du déclenchement de la Révolution algérienne : un siècle de massacres de masse, de dépossessions, d’humiliations. De colonisation de peuplement.
Nonfiction : Votre livre déplace, bouscule la chronologie traditionnelle de ce qu’on appelle communément en France la « guerre d’Algérie ». Du 1er novembre 1954, vous passez au 14 juin 1830, le jour où le premier soldat français posa le pied sur les terres algériennes. Pourquoi ? Et qu’entendez-vous par un tel titre, La première guerre d’Algérie ?
Alain Ruscio : Ceux qui, délibérément ou par ignorance, font remonter « la guerre d’Algérie » au 1er novembre 1954, ne peuvent rien comprendre à cet événement majeur. Ce soulèvement a été la conclusion, logique, inéluctable, de 132 années de spoliations des terres, de répression et de racisme. J’ai donc pensé qu’il fallait remonter au premier jour de la conquête… et même avant, car des projets de débarquement figuraient déjà dans l’esprit de Napoléon Bonaparte, avant qu’il reporte son agressivité sur l’Europe.
Parmi les principales justifications de la conquête coloniale de l’Algérie, on trouve la fameuse notion de « mission civilisatrice ». Pouvez-vous nous donner un aperçu de la genèse de cette notion ? Doit-elle son essor à la cristallisation des théories raciales dans l’Europe du XIXe siècle ?
Je pense qu’il y a en fait deux sources à cette notion. La première, multiséculaire, est d’essence chrétienne. La France, « fille aînée de l’Église », se devait de porter les « lumières » de la « vraie religion » dans toutes les contrées où elle était ignorée ou combattue. Évidemment, les terres d’Islam ont été les premières visées. Lorsque la France de 1830, très catholique et même traditionnaliste, part à l’assaut de l’Algérie, elle se pense la continuatrice des Croisés. Mais il y a une autre motivation, bien plus récente : elle prend sa source dès les XVIIe siècle et plus encore au XVIIIe siècle : la France, porteuse de la Raison, avec un « R » majuscule, estime devoir faire partager ses Lumières (nouveau « L » majuscule) à des peuples encore plongés dans les ténèbres, dans la « mentalité pré-logique » comme l’écrivait Henry Lévy-Bruhl. Cela n’enlève rien à la grandeur de l’idéologie des Lumières, mais à mon avis là se trouve l’origine de bien des dérives de la gauche française. Je l’ai constaté dès la période étudiée, par exemple dans le socialisme pré-marxiste.
Par-delà ses justifications qui restent d’une grande actualité dans certaines sphères politiques françaises, pouvez-vous nous dire quelles étaient les réelles motivations de la conquête coloniale de l’Algérie ?
Vous avez raison d’utiliser le pluriel, car en Histoire il n’y a jamais qu’une seule raison. Je dirais, sans ordre de préférence : la volonté de contrecarrer la puissance britannique en Méditerranée ; la notion d’une « race » française supérieure aux « races inférieures » qui peuplaient l’Afrique tout entière ; la volonté d’assainir le commerce dans la même région en mettant fin à la « piraterie barbaresque », selon les termes de l’époque ; l’esprit de conquête d’un pays nouveau, en espérant y trouver des richesses, afin d’enrichir la France, surtout après la perte de Saint-Domingue / Haïti ; la volonté aussi de mettre fin ou au moins d’adoucir l’abominable misère qui régnait alors en France et, en complément, la volonté de repousser les « classes dangereuses » tentées par la révolte et la révolution. Évidemment, dans mon livre, je consacre plusieurs dizaines de pages à décrire chacune de ces composantes.
De quelle manière les populations algériennes ont-elles résisté à la conquête coloniale française ? Quelles sont les figures de proue de cette résistance dans la période que vous étudiez, celle qui s’étend de 1830 à 1852 ?
On pense évidemment en premier lieu à la figure d’Abd el-Kader. Il faut y adjoindre le bey de Constantine, Ahmed, qui lui a combattu à l’est du pays. Il ne se sont d’ailleurs pas imposés immédiatement, car la société algérienne a été un temps en « état de sidération ». Mais, ensuite, malgré des moyens bien plus faibles face à la puissante armée française (qui monta jusqu’à 100 000 hommes), ces patriotes ont pratiqué une guerre « du faible contre le fort », en clair une guérilla, très habile, très efficace, une quinzaine d’années, ce qui est remarquable. Mais cette résistance n’aurait jamais été possible sans la complicité, active ou pas, de la population algérienne.
Serait-il possible de dater la décision des pouvoirs politiques français d’établir une colonie de peuplement en Algérie ?
La prise d’Alger a été faite par le régime de la Restauration (Charles X). Mais ce régime s’est écroulé presque immédiatement. Après la révolution de 1830 a été mis en place un nouveau régime, appelé Monarchie de juillet (Louis-Philippe). Les nouveaux dirigeants n’avaient pas eu le temps d’élaborer un plan complet d’exploitation de l’Algérie. Il a fallu un débat de plusieurs années et deux missions parlementaires pour basculer de la simple prise d’Alger et d’Oran à un projet réellement d’exploitation coloniale, vers 1834-1835 (ce fut un processus, lui aussi décrit étape par étape dans mon livre). En 1841, Louis-Philippe proclama fièrement : « L’Algérie, pour toujours terre française. »
Dans la première partie de votre livre, vous parlez des violentes confrontations politiques, en France, entre les partisans du « parti coloniste » et ceux du camp « anti-Français ». Qu’est-ce qui motivait chez les partisans de ces deux camps le refus ou l’attachement à la colonisation de peuplement ?
Le « parti coloniste » (dirait aujourd’hui « colonialiste »), s’est très vite imposé, avec les arguments que j’ai décrits plus haut. En face, il faut dire que l’opposition a été faible. Même les adversaires de la Monarchie de juillet, les républicains, les socialistes, ont adhéré au projet colonial, en critiquant seulement les violences et les exactions. Dans le monde politique et intellectuel, il y eut bien sûr çà et là des voix contestant le principe même de la conquête (dont un certain Amédée Desjobert, député, totalement oublié en France et sans doute en Algérie mais qui devrait être lu et relu). En dehors, la principale opposition vint des économistes libéraux, qui voulaient privilégier la mise en valeur de la France avant celle des territoires lointains, et qui redoutaient le coût de la conquête.
Quel était le bilan humain de la conquête coloniale de l’Algérie ?
Il n’y avait évidemment pas de recensement à l’époque, si bien que l’on ne peut faire que des suppositions. En gros, il y avait entre 3 et 4 millions d’Algériens en 1830. À la suite des travaux du démographe Kamel Kateb, qui a étudié une période plus longue, j’avance le chiffre de 500 000 morts dans la population algérienne pour la période 1830-1852. C’est énorme, entre 12 et 15 % de la population de départ. J’ajoute que ce furent surtout des civils, morts de faim suite aux razzias ou aux maladies, morts également lors des expéditions punitives (et pas seulement les enfumades). Mais les Français ont également été des victimes de cette folle conquête : les dizaines de milliers de soldats (ils n’étaient pas tous volontaires, loin de là) et les premiers colons, morts eux aussi des maladies, abandonnés par les autorités.
Vous revenez longuement sur les débats historiographiques ayant pour sujet le coût du moment colonial français au Maghreb, en Afrique et dans le reste des colonies. Qui a réellement profité de l’accaparement, du contrôle et de l’exploitation des terres, des richesses et des corps dans les colonies françaises ?
On connaît les thèses de Jacques Marseille et de Daniel Lefeuvre : la colonisation n’a pas rapporté à la France, le second allant jusqu’à titrer son livre Chère Algérie, « chère » aux deux sens du terme. Il me semble que cette analyse pèche essentiellement par l’absence d’un constat pourtant évident : une société est divisée en groupes humains, en classes, même si certains s’offusquent de ce mot, aux intérêts divergents. « La France » n’a pas profité de 132 ans de colonisation ? Cela reste à prouver. Mais ce qui est certain, c’est que « des Français », et même « beaucoup de Français » se sont enrichis de l’exploitation des « indigènes », qui ont travaillé avec des salaires de misère, qui ont peuplé les bidonvilles lorsque les « Français moyens » vivaient dans des appartements, qui ont envoyé les meilleurs de leurs enfants participer à la vie industrielle et minière de la métropole, etc. En raisonnant par l’absurde, croit ont que 7 régimes (Restauration, Monarchie de juillet, IIe République, IInd Empire, puis IIIe, IVe et Ve Républiques) auraient conquis, puis exploité un immense Empire ? Les classes dirigeantes, la bourgeoisie, le grand colonat ont bel et bien profité de l’exploitation coloniale. Ensuite, malgré la décolonisation, l’Occident a gardé ou tenté de garder la main sur les richesses (néo-colonialisme, Françafrique, etc.). Mais c’est une autre histoire.