Tandis qu'un ouvrage retrace l’histoire de la métaphore fraternelle, de Jésus à Romain Gary, un autre analyse la construction de l’imaginaire de la fraternité entre Ukraine et Russie.

La fraternité : voilà bien une notion (une valeur, même) qui semble au-dessus de tout soupçon. Deux ouvrages récents, l’un émanant d’un chercheur en littérature française, l’autre d’un spécialiste de l’histoire de l’Europe de l’Est, invitent cependant à l’historiciser pour mieux en saisir la potentielle ambiguïté.

Liberté, égalité, quoi ?

« Liberté, égalité, fraternité », lit-on sur le « fronton des édifices publics » français. Mais qu’est-ce au juste que cette fraternité que la République brandit comme un talisman ? C’est à cette question que s’attache à répondre la remarquable Histoire de la fraternité   d’Alexandre de Vitry, qui offre, comme le promet la quatrième de couverture, un parcours « à la fois historique et littéraire, des socialistes utopiques à Romain Gary, en passant par Baudelaire […], Hugo, Péguy et quelques autres », dont George Orwell et Thomas Mann.

Ne manquant ni d’érudition ni d’humour, l’auteur – maître de conférences en littérature française à la Sorbonne – place son livre sous la tutelle ironique d’Arman Robin (« On supprimera l’Amour / Au nom de la Fraternité, / Puis on supprimera la fraternité »). Puis il ouvre son avant-propos sur ce cri de Ségolène Royal : « Fra-ter-ni-té ! Fra-ter-ni-té !  », « slogan intempestif d’une élection ratée », mais qui marqua bien, en 2007, le retour au premier plan de cette notion que la devise de la République française aurait pu galvauder. Et c’est afin, « non pas [de] réhabiliter l’idée de fraternité, qui n’en a pas besoin, mais [de] lui donner la consistance et la densité qui paraissent parfois lui manquer », que cet épais ouvrage (quelque 400 pages dans la « Bibliothèque des Idées » de Gallimard) en fait « l’histoire sur le temps (très) long ». Le postulat et l’ambition d’Alexandre de Vitry sont doubles. D’une part, il montre que la fraternité est moins une « idée » qu’un « lexique » largement « métaphorique », dont « les parts d’ombre, les ambiguïtés, les contradictions très ancrées, sont plus actuelles que jamais ». D’autre part, il veut mettre l’analyse littéraire de cette « sémantique de la métaphore » au service de l’intelligence de « notre langue politique ».

La fraternité, de Jésus à Gary

Vaste programme, dira-t-on, mais largement réalisé dans ce livre dont le propos est riche autant que clair. Alexandre de Vitry organise sa réflexion en deux parties. Il propose d’abord une « histoire conceptuelle de la fraternité » relevant, pour partie du moins, de ce que Hans Blumenberg nomma la « métaphorologie » – soit « l’étude de ce qui, dans les concepts, résiste à la “conceptualité”, à la transparence rationnelle du sens littéral ou des idées pures les plus abstraites ». Remontant aux origines, il évoque dans un premier temps la « racine morphologique » indo-européenne du terme « frère » (« *bhrater »), pour inscrire « le mot et sa racine » dans « le plus vaste vocabulaire indo-européen de la parenté ». Quelques pages plus loin, on rencontre une figure attendue en la personne du Christ – car, si « le christianisme n’a pas inventé la métaphore fraternelle […], c’est à lui, pour l’essentiel, que l’on doit le mot plus spécifique de fraternité ». Puis, à mesure que les pages se succèdent, les siècles défilent, sans précipitation ni lenteur, et Alexandre de Vitry enchaîne (au sens noble du terme) les réflexions sur le lexique de la fraternité dans le « français prérévolutionnaire » ; sur la « fraternité par la nature » et « sans religion » des philosophes ; sur la fraternité franc-maçonne ; sur la Révolution de 1789, à la fois « fraternelle [et] fratricide » ; ou encore sur 1848 et les « antifraternités » qu’elle vit fleurir.

C’est d’ailleurs sur cette date de 1848 que s’arrête la première partie : en effet, pour Alexandre de Vitry, le « premier coup de feu du 23 juin » marque « à bien des égards » la fin de l’histoire de la fraternité. Le reste est littérature, comme le suggère le titre de la deuxième partie : « Après la fraternité, la littérature ». Laquelle deuxième partie brosse, par suite, « une histoire plus distendue », une histoire « en pointillé », autour des « quelques cas les plus éclairants de cette appropriation du lexique fraternel par la littérature ». On croisera ainsi, chemin faisant, Victor Hugo et ses Misérables, qui ont « la fraternité pour base et le progrès pour cime » ; et, face à lui, Baudelaire, partisan d’une « confraternité » littéraire qui « se fou[t] du genre humain ». Plus largement, cette deuxième partie semble en grande majorité consacrée – et c’est ce qui fait son prix – à des fraternités paradoxales. Celle de Péguy, par exemple, est une « fraternité d’enfant unique » (Alexandre de Vitry a le sens de la formule), et une fraternité presque d’arrière-garde aussi, étant d’un âge où la fraternité ne semble plus possible. Celle d’Orwell, par ailleurs, n’est pas seulement dystopique : elle est en outre quantique à sa façon, dans la mesure où elle « existe et n’existe pas tout à la fois, à la façon du chat de Schrödinger ». Et, si Thomas Mann « recharge [le] fraternel par le mythe », Romain Gary, lui, fait du « malentendu » la condition du « salut », et de la fraternité le « nom » d’une « impossibilité de communiquer hissée au rang d’art ».

Sujétion, inégalité, fraternité ?

On aura donc compris à quel point cette notion de fraternité est complexe – et les pratiques, notamment politiques, qu’elle subsume ne le sont pas moins. Le titre du livre d’Alexandre Vitry, emprunté à Baudelaire – Le droit de choisir ses frères ? – pourrait d’ailleurs servir de problématique à un autre ouvrage, non moins remarquable, mais d’une autre nature : Russes et Ukrainiens. Les frères inégaux, du Moyen Âge à nos jours d’Andreas Kappeler (2017 pour la première édition en allemand), dont Denis Eckert a traduit en 2023 une version augmentée.

« Sois mon frère ou je te tue », disait aussi le titre du deuxième chapitre de L’histoire de la fraternité d’Alexandre de Vitry. Difficile de ne pas songer à la Russie et à l’Ukraine… Afin de remettre en perspective la longue histoire de cette prétendue fraternité doublée d’une inégalité elle bien réelle, Andreas Kappeler (professeur émérite à l’université de Vienne) se donne dans cet essai magistral trois tâches que résume très efficacement son traducteur dans son avant-propos. Son premier objectif est d’établir « une trame chronologique solide des territoires qui forment l’Ukraine contemporaine », afin de n’enfermer l’histoire des relations russo-ukrainiennes dans le cadre d’aucun « récit national », quel qu’il soit. Ce faisant, il montre que « l’émergence des consciences nationales et des États actuels […] est le résultat d’un enchaînement de contingences, plutôt que la suite logique d’un quelconque événement fondateur ». Le deuxième but que se fixe Andreas Kappeler est d’écrire une histoire critique des histoires : « comment les chroniqueurs et les historiens ont-ils interprété et réinterprété les données du passé ? » Et comment les « récits historiques “nationaux” ou “impériaux” » ont-ils été élaborés ? Enfin, ce livre porte aussi, bien sûr, sur « les usages politiques de cette histoire croisée », l’auteur tentant en particulier de « décrypter les arguments de légitimation “historique” invoqués par le pouvoir russe actuel pour dénier à l’Ukraine le droit à une existence autonome ».

Pas plus que celui d’Alexandre Vitry, le livre d’Andreas Kappeler ne peut être résumé en quelque lignes. Analysant « l’héritage disputé de la Rous’ de Kyïv, berceau de deux peuples », il montre combien l’histoire de l’Ukraine comme celle des relations russo-ukrainiennes sont complexes, les territoires concernés ayant été, jusqu’en 1918, des « lieux de cohabitation interethnique ». L’auteur revient ainsi sur des questions de dénomination, retraçant l’histoire de ce nom de « Petite-Russie » donné à l’Ukraine sous l’Empire des tsars. Il rappelle les temps de la domination polonaise et lituanienne en Ukraine (XIVe-XVIIe siècles), et le rôle des Cosaques dans la « Révolution de 1648 », qui, dirigée contre le Pologne alors dominante, ainsi que contre le parti catholique, fut « la plus grande insurrection populaire d’Europe orientale du début de l’époque moderne ». On découvre également le processus « d’ukraïnisation de la culture russe » du temps de Pierre le Grand, qui, « pour faire réussir sa politique d’occidentalisation de la Russie » et la « réforme de l’Église », comprit qu’il devait s’appuyer, entre autres, sur « les Ukrainiens orthodoxes éduqués ».

Bien d’autres épisodes mériteraient d’être mentionnés, de la construction des consciences nationales russe et ukrainienne au XIXe siècle à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine encore en cours. Mais on laissera au lecteur le soin de les découvrir par lui-même dans ce livre où l’érudition n’est jamais synonyme de relativisme (car l’auteur dénonce avec une netteté dont on lui sait gré les crimes effroyables de la Russie de Poutine) ; et qui, en sortant des cadres d’analyse nationaux, donne à voir comment s’est formée, notamment par le biais des discours historiques et des cultures mémorielles, l’inégalité entre ces deux peuples dont la fraternité (métaphorique – n’oublions pas la leçon d’Alexandre de Vitry !) a été trop souvent dévoyée et instrumentalisée.