Au Néolithique, l’entrée en société avec les animaux provoque l’invention de nouveaux liens, outils et savoir-faire qui vont transformer le monde.
Il y a 10 000 ans, une partie de l’humanité a cessé de suivre les rythmes saisonniers des migrations animales pour se construire des habitats sédentaires, cultiver la terre et domestiquer des animaux. Avant cela, les humains étaient déjà coutumiers de l’apprivoisement d’animaux sauvages, mais la domestication au sens propre ne peut se réduire à des relations individuelles ponctuelles. Pour parler de domestication, il faut, du côté des animaux, que se transmette ou s’hérite, sur plusieurs générations, un comportement à adopter avec les humains…
Nous sommes aujourd’hui les héritiers de cette préhistoire. Voici un fait, parmi d’autres, pour nous en convaincre : la totalité des lignées actuelles de bovins taurins dont nous nous nourrissons est issue d’une centaine de vaches proche-orientales de la moyenne vallée de l’Euphrate et la haute vallée du Tigre. Mais avant elles, on a exploré d’autres formes de cohabitation avec les animaux, sans forcément viser la production de viande. Les Néolithiques ont d’ailleurs longtemps continué à chasser et ne se sont convertis que lentement à une alimentation domestique. Comment des espèces qui vivaient chacune de leur côté ont-elles progressivement commencé à vivre ensemble ?
Des intérêts réciproques au cœur de la domestication
La domestication ne fut pas engagée de manière unilatérale par des humains soucieux d’exploiter les animaux. L’émergence de la vie domestique ne résulta pas d’une décision exclusivement humaine : encore fallait-il que ces animaux le « veuillent », qu’ils soient enclins à s’approcher des humains et, ensuite, qu’ils tolèrent ou consentent à l’isolement. Par exemple, ce n’est ni le cas des gazelles auxquelles l’enfermement procure un stress susceptible de les tuer, ni des zèbres. Les loups en revanche, partagent des faisceaux de comportements communs avec les humains, dans leur organisation sociale et familiale autant que dans leur alimentation. L’éthologie (l’étude du comportement) nous permet de mieux appréhender la réciprocité de la relation qui lie les sociétés humaines à ces lignées animales.
Ceux qui s’entêtent au jardin savent combien les animaux sauvages sont friands de nourriture gratuite et sans effort. Avec l’horticulture, les humains installent un milieu pérenne. Le caractère accueillant des habitats humains sédentaires est une radicale nouveauté par rapport aux camps nomades dont la trace humaine disparait quand ils déménagent. C’est parce qu’elles y trouvent un intérêt (on parle de « mutualisme » quand l’intérêt est réciproque) que de nombreuses espèces rejoignent les villages et leurs abords. Notamment avec les céréales, dont raffolent les moineaux et les souris, qui viennent se servir allègrement. En Asie, les coqs s’invitent dans les rizières, et on les utilise pour les combats ou la divination, bien avant d’avoir l’idée d’en faire des poules à viande. Et les chats s’invitent dans les hameaux pour chasser les souris !
Cette interaction de « second niveau », où un « parasite » de l’humain, la souris, est une ressource pour son prédateur le chat, avec qui l’homme noue ainsi une relation, nous permet de comprendre comment les interactions sont médiées par le (mi)lieu. L’écologie rend visible l’agencement de relations de réciprocité au sein d’un espace partagé. Dans un dialogue dédié à la domestication des plantes, on apprend qu’on peut tenir le même raisonnement pour les arbres : « Le défrichage du début de l’agriculture favorise certaines essences d’arbres qui peuvent rapidement avoir un intérêt particulier pour les humains, notamment pour les fruits qu’ils produisent ». Le champ devient un lieu accueillant qui provoque de nouvelles interactions et domestications.
Ces relations au long terme entre les sociétés humaines et les animaux domestiques sont visibles jusque dans leurs gènes et les nôtres : c’est ce qu’on appelle en biologie la « coévolution gène-culture ». Si nous avons participé à la transformation de leurs corps (par leur perte de mobilité, leur alimentation moins diverse, une modification de leurs sources de stress, leur protection contre les prédateurs...), ces animaux ont de la même manière participé à la transformation de nos corps. L’apparition d’un nouvel aliment comme le lait a entraîné une mutation génétique (la persistance de la lactase) permettant à de nombreux adultes de digérer le lait initialement destiné aux bébés. De la même manière, les chiens ont développé des gènes, inexistants chez le loup, les rendant capables de digérer l’amidon des céréales (cuisinées par les humains).
Un phénomène à l’origine du progrès technique ?
La domestication semble également avoir servi de véritable incubateur d’innovations technologiques. Dans notre société techniciste, nous adhérons au mythe de Protagoras : l’homme, oublié des dieux et dénué de tout, s’invente des outils pour pallier son manque et, à cette occasion, s’invente lui-même comme l’être technique par excellence. Jean-Denis Vigne nous raconte ici une toute autre histoire : c’est l’entrée en société avec les animaux qui aurait stimulé l’innovation technique néolithique.
La récolte des céréales demande d’améliorer les faucilles et leur conservation pousse à la sophistication des greniers collectifs qui, dès le Néolithique, permettent de se prémunir contre les souris et d’aérer correctement le grain ! La collecte du lait, aliment paradigmatique de la domestication, donne lieu à l’invention d’outils comme la faisselle pour faire du fromage et pousse les humains à perfectionner leurs savoir-faire comme la cuisson et la fermentation. Une fois les ruminants venus se servir dans les champs, leur interaction avec les collectifs humains donne lieu, parce qu’ils commencent à travailler ensemble, à l’invention de joug, de harnais, de timon, d’araire ou encore de charrue. Pendant le second Néolithique, marqué par l’invention de la métallurgie et l’urbanisation, on met au point le traineau et la roue. Pour diriger les chevaux, on invente le mors, puis la selle, les étriers et les fers. L’acclimatation des plantes dans des milieux secs stimule l’imagination : elle donne lieu à l’invention de systèmes d’irrigation complexes.
La cohabitation avec les plantes et animaux domestiques fut pour les collectifs humains et leur histoire, une situation nouvelle. Cette nouveauté a motivé les humains à adapter leurs outils et à diversifier leurs activités. Récolter et conserver des aliments, travailler avec les animaux, acclimater des environnements d’abord inhospitaliers à cette nouvelle organisation sociale : voilà l’humain qui s’adapte avec de nouvelles techniques et savoir-faire... L’évolution humaine telle que nous la connaissons, comme accumulation de progrès techniques hérités de génération en génération, semble prendre racine dans nos interactions initiales avec les animaux domestiques.
Naissance des divinités et hiérarchisation du monde
Finalement, le Néolithique ne raconte pas tout à fait l’histoire de l’émancipation des humains de la nature. Au contraire, c’est un tout nouveau monde naturel de relations réciproques qui se met en place, dans lequel cohabitent humains, plantes et animaux. Pourtant, n’avons-nous pas encore cette intuition que nous sommes, parmi les bêtes, les chefs du village ? Ce sentiment de supériorité, l’auteur en piste l’origine possible jusqu’à la naissance des divinités dans le Néolithique proche-oriental. Aurait lieu, avec les dieux, une verticalisation et une hiérarchisation du monde. Serait-ce un mode de pensée propre des sociétés agro-pastorales, que d’avoir inventé une hiérarchie naturelle entre humains et non-humains ? Peut-être, dans le but inconscient de justifier l’exploitation des animaux ? Quoi que nous pensions de ces hypothèses, présentées avec une pédagogie minutieuse et sans dogmatisme, elles stimulent notre questionnement sur le monde.
En conclusion, l’ouvrage ne se limite pas à présenter des faits archéozoologiques, mais problématise tout un univers de réflexions technologiques, politiques et anthropologiques, sur le rapport au monde d’humains qui, comme nous tous, n’ont connu que le monde domestique. Ce petit livre offre ici une excellente introduction pour quiconque est intéressé par ces questions, accessible même pour les plus jeunes, qu’agrémentent les dessins, qui invitent au rêve, de Mélodie Baschet.