Une présentation théorique et pratique des enjeux pour l'action féministe du passage du "gender mainstreaming" au "diversity mainstreaming".

Mainstreaming : la diversité contre l'égalité ?

La dernière livraison des Cahiers du Genre fait le point dans son dossier sur dix ans de gender mainstreaming. Cette approche transversale "a pour ambition de faire prendre en compte la perspective de l'égalité des sexes dans l'ensemble des politiques et dispositifs publics"   . Traduite en français par "approche intégrée de l'égalité" – on pourra d'ailleurs noter que la traduction élude la spécificité du terme gender –, elle questionne tant du point de vue théorique (est-ce un concept, un outillage, une méthode ?) que du point de vue pragmatique (quelles avancées pour l'égalité femmes/hommes avec cette approche ?). Le numéro des Cahiers propose justement des réflexions sur ces deux thématiques.


Les problèmes théoriques et philosophiques d'une approche concrètement "contre-productive"...

La première partie, théorique, commence par un entretien avec Geneviève Fraisse. Forte d'une solide expérience des instances politiques européennes et d'un engagement féministe de longue date, la philosophe et historienne de la pensée féministe traduit toute l'ambiguïté du gender mainstreaming et toute la difficulté de mettre en exercice un concept-méthode "vrai en théorie" mais "faux en pratique". Cette contradiction est au cœur du problème que le dossier expose, entre craintes d'une "politique du recul"   des mesures effectives pour l'égalité des sexes au profit d'un discours généralisant sur l'égalité au sens large, et forte conscience que la prise en compte des différences entre femmes, liées à d'autres appartenances (classe, âge, origine ethnique...), est nécessaire. Réjane Sénac-Slawinski continue de dresser le tableau de l'ambiguïté de l'approche, qui génère méfiance et résistance de la part d'un nombre important d'actrices et d'acteurs de l'égalité entre les sexes qui dénoncent la contre-productivité du mainstreaming.

Dans la seconde partie, les études plus empiriques posent le même problème, mettant en tension le discours de dénonciation de discriminations multiples et le risque de minimiser par là-même les inégalités de sexe. Que l'échelle d'analyse soit suédoise   , française   ou locale avec le fond social européen en Île-de-France   , les contributions notent les paradoxes auxquels les différents acteurs décisionnaires sont confrontés et le recul d'une politique d'égalité femmes/hommes.


Des visions différentes

Finalement, tout le débat porte sur la transformation du gender mainstreaming en diversity mainstreaming. En effet, l'idée des instances européennes est d'utiliser l'expertise développée par dix années de gender mainstreaming pour tenir compte d'autres domaines d'inégalités et de discriminations. Le passage de l'égalité à la diversité inquiète certaines féministes, qui y voient une stratégie de dilution des moyens accordés à la lutte contre les inégalités de sexe, ce qui reviendrait à hiérarchiser les inégalités sans permettre de lutter concrètement et efficacement contre elles. Ce changement inquiète également dans la mesure où les différents groupes ainsi légitimés peuvent avoir des demandes contraires aux revendications féministes : "Beaucoup redoutent ainsi que la reconnaissance des droits des minorités ethniques et des cultes religieux relègue au second plan l'objectif d'égalité des sexes."   Les deux seules auteures qui trouvent que cette approche peut avoir un intérêt autant pour les féministes que pour les résultats qu'elle procurerait sont celles qui utilisent dans leurs analyses l'approche intersectionnelle   . On peut peut-être y voir une pratique professionnelle et une vision du monde déjà sensibilisées à la prise en compte des différents systèmes d'oppression, non pour nier l'importance de l'un par rapport à l'autre mais pour comprendre comment ils peuvent mutuellement se renforcer et comment les individus peuvent simultanément faire l'expérience d'une multiplicité de discriminations.

Dans les "hors champs", on trouvera deux articles très intéressants, et pas si hors champs que ça. Le premier met en lumière l'intérêt de l'approche historique et intersectionnelle dans les approches postcoloniales du genre. Sabine Masson traite d'une étude empirique sur des mouvements de femmes indiennes du Chiapas au Mexique, et montre l'imbrication des modèles sexistes et racistes dans le traitement colonial et postcolonial des populations autochtones. L'histoire devient ainsi un terrain de luttes pour les mouvements de femmes indiennes, puisque tout l'enjeu des mouvements postcoloniaux est de développer notamment une/des histoire(s) autochtone(s), supports de politisation des mouvements, pour revendiquer une souveraineté.

Le second article présente Judith Butler en tant que "théoricienne du genre". Dans cette contribution, Irène Jami revient sur des interprétations erronées de Trouble dans le genre, ainsi que sur les polémiques que le livre a générées, et précise la théorie du genre développée par Butler grâce au contenu de ses autres écrits (dont certains non traduits en France). Retraçant les controverses et les réponses apportées à celles-ci par Butler, Jami dresse en filigrane le portrait  d'une femme militante et ouverte au débat d'idées, une philosophe qui puise dans ses expériences personnelles et son travail pour remettre en question tout autant l'hétéronormativité du sujet et certaines théories féministes que ses propres prises de position théoriques ou politiques. Comme le conclue Jami dans son article pour expliciter l'apport de Butler au féminisme : "En posant à la fois l'instabilité des identités – en particulier sexuelles – et le fait que l'identité n'est pas un préalable à l'existence politique, cette approche multiplie les possibilités d'existence (de capacité d'agir) et les domaines de pertinence du féminisme."